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Jean Rolin, le regard et la pensée

Arpenteur du monde singulier et solitaire, l'écrivain publie un gros volume rassemblant plus de vingt ans d'écrits journalistiques, du tragique au dérisoire, du planétaire au minuscule.

Propos recueillis par Josyane Savigneau

Publié le 20 avril 2006 à 18h09, modifié le 20 avril 2006 à 18h09

Temps de Lecture 8 min.

Il a eu 20 ans à un moment - 1969 - où l'on pouvait encore croire à l'avenir radieux de la révolution. Il a été militant d'extrême gauche, maoïste, à la Gauche prolétarienne. La révolution n'a pas eu lieu. Il est devenu écrivain. Il a raconté ses années de militantisme - "Je n'en ai aucun regret, et même de bons souvenirs" - dans L'Organisation (Gallimard, prix Médicis 1996, en poche, "Folio"). Peu enclin à la confidence, il a pourtant écrit un très beau livre, Joséphine (Gallimard, 1994), sur un amour perdu, la mort de sa compagne. Plus récemment, en 2002, il a publié un étrange récit, étonnant voyage au bord du périphérique parisien, La Clôture (POL). Mais qui est donc Jean Rolin ? Et, surtout, où est-il, cet homme dont les lecteurs de journaux ont souvent vu la signature au bas de reportages au long cours ?

Pour le trouver, et peut-être le comprendre un peu, ce voyageur singulier et solitaire, ce reporter - "J'aime bien ce mot, je le préfère à journaliste, à cause de son côté comique, Tintin..." -, on possède désormais un gros volume, qui rassemble plus de vingt ans d'écrits journalistiques, des reportages et divers autres articles, enquêtes ou chroniques. A défaut de pouvoir changer le monde, Jean Rolin a décidé de l'arpenter, de le décrire. Il faut le suivre. Il ne faut pas lire ce livre en continu, il faut aller et venir, passer du tragique au dérisoire, du planétaire au minuscule, de la folie des hommes aux coutumes des animaux. Et il faut savoir s'arrêter, attendre et observer, comme Jean Rolin sait y inviter.

"ENVIE D'AUTRE CHOSE"

"J'ai commencé à faire ce travail de journalisme à un moment, le début des années 1980, où j'étais assez dénué d'illusions. En France, la gauche venait d'arriver au pouvoir et on a vite vu... Pas de quoi nourrir de nouveau des rêves, des utopies. Mais je n'ai pas cédé, comme certains, au désabusement. J'ai eu envie d'aller voir ailleurs, d'aller regarder les choses de plus près. Ce n'était pas par nécessité financière, bien au contraire. Avant de commencer mes reportages, je vivais très bien de la polygraphie. J'ai notamment travaillé à une encyclopédie du crime, à une histoire de l'Eglise des origines à nos jours... C'était, à l'époque, très bien rémunéré. Ces travaux en bibliothèque m'ont intéressé, mais j'avais envie d'autre chose."

Pourquoi tous ces voyages, la remontée du fleuve Congo, le Nil, l'Europe, l'Afrique, l'Asie, pourquoi ces bateaux, ces hôtels, ces pays en guerre, le Liban, la Bosnie... ? Fantasme d'écrivain voyageur ou de reporter de guerre ? "Je ne suis ni l'un ni l'autre. Je suis allé dans des pays en guerre, mais je ne suis pas reporter de guerre. Je suis moins "guerrier" que des confrères que j'admire, comme Jean Hatzfeld ou Rémy Ourdan. Je m'intéresse plutôt aux à-côtés, aux détails. Quand j'ai commencé à voyager et à écrire mes voyages, j'avais sans doute des images d'écrivains voyageurs, des anglo-saxons et aussi Nicolas Bouvier. Mais le caractère institutionnel que cela a pris, "Les-écrivains-voyageurs" ne me plaît pas tellement. Je ne voyage pas avec l'idée de faire, systématiquement, de mes voyages et de mes reportages, des livres. Lorsque j'ai eu vraiment envie de faire un livre, c'était celui qui aurait raconté la remontée du fleuve Congo sur les traces de Joseph Conrad, j'y ai renoncé, car cela ne tenait pas la distance. C'est resté simplement un reportage." Il a paru dans Libération du 4 au 10 décembre 1980, et il ouvre ce livre, auquel Jean Rolin a donné comme titre L'Homme qui a vu l'ours. "En fait, j'aurais voulu L'Homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours..., mais mon éditeur m'a retenu...".

Dans ses textes comme dans sa conversation, Jean Rolin est un conteur ironique et distant. Il a un humour froid, caustique, un certain sens de la dérision, voire du burlesque des situations. C'est un observateur précis, minutieux. C'est aussi un beau parleur, mais pas dans le sens péjoratif que cette expression a pris. Il prend plaisir à raconter et on a autant de plaisir à l'écouter, il aime s'embarquer dans un récit, plein de souvenirs précis, accumulés dans de longues phrases "parfois emberlificotées", "mais c'est pour cerner au mieux ce que je veux dire. C'est pourquoi quand on me cite dans des entretiens journalistiques, je ne me retrouve pas vraiment. Quand on réduit, comme il se doit, mes trop longues phrases, les nuances se perdent". Dans l'écrit, elles ne se perdent jamais, ces nuances. Et les phrases sont rarement emberlificotées.

Comme il est difficile de parler d'un livre dont la cohérence est celle du regard de Jean Rolin, mais qui va de la guerre de la tourterelle dans le Médoc à Soweto, en passant par Mostar, Le Caire, une île du Cotentin et quelques autres, on a tendance à lui demander de parler de lui - comme si tous ces textes ne parlaient pas aussi de lui -, de son enfance de fils de médecin militaire plutôt antimilitariste et qui aurait rêvé de devenir écrivain, de ses lectures, "plutôt de la mauvaise littérature, des récits de guerre pas vraiment bien écrits, et aussi, comme j'aimais la pêche, des histoires de pêche guère mieux écrites".

Il lui en est resté la passion de regarder se faire l'Histoire, en direct, et le goût du monde marin - les animaux, les ports, les bateaux, "et aussi l'architecture maritime, et l'architecture de manière générale". "C'est peut-être mon désir d'autrefois, d'un monde parfait, qui m'a conduit à rêver et à imaginer des ensembles urbains splendides et équilibrés."

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Dans L'Homme qui a vu l'ours, sous le titre "Villes flottantes", figure un beau texte publié en 1983 - pas un reportage - sur l'architecture des paquebots, qui commence ainsi : "Bien que les paquebots, depuis le Titanic et même auparavant, aient toujours été plus ou moins destinés à finir échoués, engloutis, torpillés, dévastés par le feu, éventrés par des icebergs ou éperonnés par leurs congénères, il était d'usage, au moins jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, d'apporter un certain soin à leur présentation." Après inventaire, architecte de la Cunard Line, style paquebot, rêves de Mallet-Stevens, de Le Corbusier, etc., le propos se clôt, au bout de dix pages, sur une note mélancolique : "Malgré quelques tentatives de restauration, dans les années 1950 et 1960 - presque toujours lamentables sur le plan de l'architecture intérieure et de la décoration -, le Seconde Guerre mondiale a bel et bien consommé la disparition des grands paquebots de lignes. Avant de s'offrir aux torpilles et aux bombes, avant de disparaître dans les eaux glacées ou dévorés par les flammes, quelques-uns se couvrent fort à propos de stupéfiantes peintures de guerre, sous prétexte de tromper l'ennemi sur leur identité, leur taille ou leur vitesse, et c'est ainsi qu'ils nous émeuvent le plus, détournés brutalement de leur destination luxueuse et mondaine, tout peinturlurés, armés pour de titaniques catastrophes."

OASIS D'HUMANITÉ ET DE MÉLANCOLIE

Jean Rolin ne déteste pas la mélancolie, "Le blues des gros transporteurs de brut" (Libération, du 9 au 11 décembre 1983), et on l'aime avec lui. Comme on aime se retrouver un 24 décembre dans le port de Dunkerque, où "comme un peu partout dans le monde, les Seamen's Clubs accueillent ces marins dont on ne parle guère que quand leurs navires font naufrage". "Dès 9 heures du soir, le vin et la bière aidant, l'atmosphère est assez chaleureuse, voire débridée, pour que des marins lettons, ukrainiens ou croates n'hésitent pas à lever leurs verres à la santé de marins égyptiens, indiens ou cap-verdiens." (Le Monde, janvier 2000). Une petite oasis d'humanité, et de mélancolie aussi, dans un univers de dureté, de dangers et de violence.

Mais on recommandera au lecteur qui veut d'emblée avoir une idée de la palette de Jean Rolin, de sa manière de mêler le comique et le politique, le sérieux et l'ironie, de commencer par les sept pages de "Pouce-pied sous roche à Belle-Ile" (paru dans Libération, le 4 février 1987), tout un concentré de son talent d'observateur et de conteur. Connaissez-vous le pouce-pied ? Son nom officiel est l'anatife, "un crustacé inférieur qui ressemble à un mollusque : de prime abord, on pense qu'il n'y a pas de quoi fouetter un chat". "Mais la voracité des Espagnols a entraîné la quasi-disparition de ce crustacé (inférieur) dans presque toute son aire de distribution, depuis les côtes marocaines jusqu'à l'île d'Ouessant. Seule aujourd'hui, Belle-Ile possède encore des réserves stratégiques de cette matière première. Et c'est pourquoi cette petite île si douillette, si chère au coeur de Colette ou de Sarah Bernhardt, si accueillante aux essences méditerranéennes, aux universitaires et aux psychanalystes, dont elle présente en été une densité stupéfiante, devient en hiver le théâtre de luttes impitoyables entre les différentes puissances qui se disputent le marché de l'anatife."

Brigade financière, Renseignements généraux, "dans ce décor dont la notoriété décourage toute description"... Une vraie enquête, une véritable guerre, où l'on croise même quelques militants basques de l'ETA : "Tels que nous imaginons les militants de l'ETA, il est peu probable qu'ils se déplacent en groupe sans autre motif que de humer en plein hiver l'air du large, ou de verser quelques larmes sur les lieux d'une ancienne villégiature." Et l'histoire s'arrête là.

Des pouces-pieds aux ours, de Bangkok aux Marquises, tout est intéressant parce que rien, dans le regard de Jean Rolin, n'est anecdotique. Voilà vingt-cinq années de vie nomade, une autobiographie non recomposée, "avec quelques erreurs de jugement flagrantes, que j'ai gardées", souligne Jean Rolin, avant de conclure : "Finalement j'ai beaucoup travaillé pendant ces années. Certains articles sont introuvables. Ce livre contient environ 60 % de mon travail journalistique sur une période de quelque vingt ans. Cela prend nécessairement un caractère autobiographique. Ce n'est pas moi qui ai fait les recherches, et quand j'ai relu les textes, dans l'ordre chronologique, j'ai revisité des périodes de ma vie, des événements parallèles à ce que j'écrivais. Ce ne peut pas être la même chose pour le lecteur ordinaire." Pas tout à fait, certes, mais la visite n'en vaut pas moins le détour.


L'HOMME QUI A VU L'OURS. Reportages et autres articles. 1980-2005 de Jean Rolin. POL, 1 020 p., 33 €.

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