2002, Le Centre pour la Communication Scientifique Directe - HAL - Diderot
Normalisation orthographique du judéo-espagnol 1. Définition du judéo-espagnol et limites de cette étude Le terme de judéo-espagnol, général et commode, recouvre des réalités linguistiques très différentes, ce qui n'est pas sans conséquence pour l'histoire de sa graphie. 1.1. Le judéo-espagnol de l'Espagne préexilique. Pour certains linguistes Revah (1970) puis Sephiha (1979), on ne peut parler de judéo-espagnol qu'à partir de 1620 à peu près, c'est-à-dire lorsque l'espagnol parlé par les Juifs de l'Empire ottoman se distingue suffisamment de celui de l'Espagne de la même époque. Ainsi, considèrent-ils que l'ouvrage de Moshe Almosnino, Crónica de los Reyes otomanos publié en 1564 à Salonique, en caractères hébreux, n'est pas écrit en judéo-espagnol, mais en espagnol. Pilar Romeu Ferré (1998) qui a romanisé et édité cette oeuvre, l'a transcrite selon le système castillan actuel corrigé par des signes diacritiques selon le système mis au point par Iacob Hassán (cf. infra) (1978 : 149-150), extrêmement complexe si l'on considère qu'un même signe c peut être affecté, outre la cédille, par les signes , , , , ; et que le son [ ʃ ] peut être noté par six graphèmes différents. Pour d'autres chercheurs, on doit considérer comme « judéo-espagnol » toute variété d'espagnol écrite ou parlée par des Juifs y compris en Espagne au Moyen-Age, c'est à dire ce qu'il est commodément convenu d'appeler Sefarad I 1. Cette position discutée par S. Marcus (1962) est notamment celle de Paul Wexler (1977) ou de Yom Tov Assis (1999). Les deux propositions sont des positions de principe, largement argumentées l'une comme l'autre. Elles renvoient à des partis pris de transcription différents. Les textes en Sefarad I étaient le plus couramment écrits en aljamía hebrea, c'est à dire en caractères hébreux, ce qui assure une continuité graphique entre Sefarad I et II, et une légitimité aux démarches actuelles conservant la graphie hébraïque. Mais on trouve également ces textes écrits en caractères latins, particulièrement les textes profanes, écrits par des Juifs pour des Chrétiens. Il existe ainsi plusieurs manuscrits des Proverbios morales de Sem Tob de Carrión, en caractères latins et en caractères hébreux (P. Díaz-Mas & C. Mota, 1998). Une version en caractères latins, orthographiée selon l'usage espagnol de l'époque, du livre de Moshe Almosnino, a été publiée à Madrid, en 1638, par Iacov Cansino, sous le titre de Grandezas y extremos de Constantinopla. 1.2. Ladino et (judéo)-espagnol. Le problème de la définition du judéo-espagnol se pose en diachronie mais aussi en synchronie. En effet, que ce soit en Sefarad I, II ou III, le terme judéoespagnol recouvre deux modalités linguistiques très différentes quelles que soient les zones géographiques concernées. D'une part la langue-calque des traductions bibliques et des textes 1 Cette dénomination commode consiste à distinguer les étapes de la diaspora judéo-espagnole en Sefarad I, la présence juive dans la Péninsule ibérique jusqu'à l'Expulsion de 1492 ; Sefarad II l'établissement des communautés hors d'Espagne après l'Expulsion, notamment dans l'Empire ottoman ; et Sefarad III, les mouvements de population du XIX e et XX e siècle qui amènent à la dispersion actuelle de la communauté (Amériques, Europe, état d'Israël, entre autres). religieux en hébraïco-araméen, de l'autre la langue-ou la variété de langue-parlée couramment par les Juifs. La langue-calque, que Haïm-Vidal Sephiha dénomme ladino, suit l'ordre syntaxique et les particularités morphologiques de l'hébreu mais le lexique en est espagnol. Ce ladino est resté relativement stable, les premières attestations écrites remontant au XII e , XIII e siècle. La traduction du Pentateuque de Constantinople (1547), en caractères hébreux, et la Bible de Ferrare (1553) en caractères latins, sont tous deux en ladino (H.-V. Sephiha, 1973). Lorsqu'il a décidé d'éditer le texte du Pentateuque de Constantinople, Moshe Lazar a dû choisir entre une translittération ou une restitution du texte en (judéo)-espagnol (ou ladino) moderne ou classique. Lors d'un congrès sur la notation du judéo-espagnol (en 1987), il s'est prononcé en faveur d'un système de transcription (et non de translittération), le plus proche possible des usages graphiques espagnols de l'époque de rédaction du document (Zucker, 1993). Évidemment ce choix détermine la nature du lectorat, ici forcément hispanophone et de préférence très cultivé. Les éditeurs de la haggadah de Pâque se sont trouvés confrontés, au cours des siècles, au même problème. En effet, si le texte de la sortie d'Egypte et de son commentaire est stable, la compétence linguistique du public a varié dans le temps. De la même façon, lorsque Nisim Behar transcrit la traduction en ladino des Pirke Avoth, en Turquie, en 1960, il choisit l'alphabet latin qui sert à noter le turc, même si d'autres transcriptions plus anciennes préexistent, ainsi que des éditions en caractères hébreux. Il ne s'adresse pas à un lecteur cultivé mais à l'ensemble des Judéo-Espagnols. 1.3. Les zones géographiques. Le terme judéo-espagnol, même si on ne l'applique qu'à Sefarad II, concerne des réalités encore très différentes. La dispersion des Juifs après l'Expulsion (H. Méchoulan, 1992) a donné lieu à des usages divergents. On distingue en effet tout d'abord le judéo-espagnol d'Occident de celui d'Orient et, dans le second cas, le judéo-espagnol de l'Empire ottoman de celui d'Afrique du Nord. 1.3.1. Le (judéo)-espagnol d'Occident est écrit en caractères latins. C'est celui des oeuvres des Marranes d'Amsterdam retournant au judaïsme, de ceux d'Anvers, de ceux de Bayonne et Bordeaux, de ceux d'Angleterre et de Hambourg. Conservant souvent des liens avec l'Espagne et le Portugal, jusqu'au XVIII e siècle, ils écrivent un espagnol qui n'est pas essentiellement différent de celui de l'Espagne. Lorsqu'elle publie une anthologie de ces textes, imprimés à Amsterdam entre 1492 et 1700, María del Carmen Artigas opte pour une « modernisation nuancée », qui tienne compte des particularités de la langue de l'époque (1997 : 9). Les solutions graphiques qu'elle adopte sont, ici encore, hispano-centrées, de façon justifiée, compte tenu de la proximité des états de langue. En effet, que l'on considère ou non avoir affaire à du judéo-espagnol, il s'agit de textes anciens. 1.3.2. Le judéo-espagnol d'Orient s'est développé indépendamment de l'Espagne, sans rapport avec elle dans un premier temps 2 , mais en contact avec des langues coterritoriales et communautaires très