Le mot « Livre », dans le Coran, est mystérieux, auto-réferentiel et surtout polysémantique. Le Livre coranique, en effet, se définit, lui-même et ce dans une auto-référentialité tout anachronique puisque cette auto-désignation ne pouvant qu’être, postérieure à sa compilation ayant eu lieu lors du Califat d’Uthman. De plus par plus de vingt fois, le Coran se dit être uniquement et essentiellement un « Rappel, une récitation ». et la tournure négative est fréquente dans cette auto-définition. Le mot de rappel est un pilier coranique puisque la racine dhāl kāf rā est répétée trois cent fois et ce souvent, en référence aux versets récités, psalmodiés par le prédicateur identifié à Muḥammad Q7/2, Q11/114, Q29/51 . Cette racine est d’ailleurs, le nom du lectionnaire-dictionnaire syriaque : le dhukrana. Le Coran ne contient donc, selon lui-même, rien de nouveau par rapport à sa référence : le kitab de vérité qui ne peut désigner que la Bible. Le verset Q69/48 déclare : « Ceci est un rappel pour les pieux ». Quant au terme récitation, très fréquent dans le Coran, il inclut évidemment une notion d’antériorité de textes liturgique et une notion de rappel – versets Q75/17 et 18 : « Nous le récitons », « suis sa récitation », « la façon de le réciter » ; verset Q73/20 : « Récitez… ». Cette récitation nocturne est reliée parfois au champ sémantique du combat et du chemin d'Allah. La problématique que nous soulevons ici prend une tournure inhabituelle pour le christianisme occidental sauf si on le considère comme une activité liturgique. Pour Saint Éphrem, le Livre est naturellement l’habit du Verbe. Il considère l'Écriture comme le vêtement du Verbe divin : « La plénitude vint et se fit un habit des symboles tissés par le Saint-Esprit ». Ainsi l'étrangeté du vocable yatlū , traduit par « réciter des signes », plus de soixante fois, aurait naturellement un sens liturgique syriaque ou rabbinique (lectio divina) ? Dans ce cas-ci, la « Parole » doit être sans cesse récitée publiquement, dans un sens spirituel araméen de préfiguration du Salut. Si on continue la phrase – « réciter des signes pour purifier » –, on rejoint cette notion de plénitude du Verbe, cachée dans la préfiguration et dévoilée dans l'Écriture. Ainsi, grâce aux sens araméens des vocables arabes et à saint Éphrem, on comprend la portée du mot kitab. Mais alors le mot kitab ne peut se référer en aucun cas au Coran non compilé et non édité au format livre avant la fin du septième siècle. D’ailleurs, le Verbe-kitab est duel puisque le Coran renvoie explicitement et sans cesse à un autre Coran : « Voici les versets du livre et un Coran évident » (Q15/1), « un exposé détaillé du Livre ». La Bible ne parle jamais d'elle-même. Si le Coran parle d'un Coran en arabe, c'est donc qu'il y en a un autre qui est constitué des versets d'Allah, lus nuit et jour, dans de fonction liturgique d’une communauté contemporaine de Muhammad. Évidemment, celle-ci ne peut en aucun cas désigner celle des proto-musulmans, pas encore assemblés en communauté, ni encore fidèles aux saintes lectures nocturnes -ces proto-musulmans étaient déjà bien assez occupés à guerroyer. Par suite, est-ce le kitab- Torah , le kitab queryana que cette communauté psalmodie ? On ne peut que s’interroger sur cette insistance à la récitation du Coran en cours de « descente » et la trop grande proximité temporelle d’une récitation avec le temps de la prophétie. Ne témoigne-t-elle pas seulement d'une observation des pratiques liturgiques syriaques qui été récitées publiquement ? Ou d'une résurgence liturgique d'une communauté issue du rabbinisme ? Pour que la « récitation » du Qur’an ait une fonction de ralliement public ou de commémoraison il faudra attendre des décennies, le temps que la « révélation » et l’édition soit achevée. Le témoin le plus intéressant de ces mises en scène du kitāb « qui descend » est très certainement le DAM 27 qui, dans sa recension différente et réduite par rapport à la vulgate et qui, n’est pas chargé, comme nous le verrons, de ces innombrables et anachroniques références au « nouveau kitāb en descente », toutes auto-référentielles. Toutefois, cette recension dépouillée possède les références au kitāb Torah et au kitab-zabour qui commémore l’Alliance mosaïque. . Du reste, cette hypothèse de pluralité est bien confirmée par le récit d’Allah sur ce don scripturaire : « A chaque fois que je vous accorderai un Livre, dit Allah. » Ce sont donc tant les contours sémantiques, pluriels et auto-référentiels, que les graphies variables du ductus kitāb et qur’an que les localisations de ces termes, qui seront l’objet de notre attention, toujours dans cette optique de convoquer les témoins matériels de signification.