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L’esprit de la révolte : archives et actualité des révolutions

2020, Le Centre pour la Communication Scientifique Directe - HAL - Diderot

Abstract

protestataires plus anciens et moins visibles. Saisir les révolutions comme des moments permet de les étirer et de leur rendre leur dimension d'emblée plus complexe, en strates11. Nous avons eu le souci ici de partir des faits, de leur documentation sous forme d'archive pour « en dire plus » sur les révolutions arabes. Ce souci n'est pas à comprendre comme un refus de la théorie ou une méfiance vis-à-vis des synthèses à visées plus larges mais comme une volonté de restituer l'incertitude des acteurs et des actrices quant au sens de ce qui se passe au moment où ils et elles le vivent. Les archives, comme le dit Boris Gobille, permettent aussi d'accéder à « l'ensemble du travail symbolique des acteurs plongés dans la crise ». Ainsi, comme pour les tracts et les matériaux produits pendant l'événement Mai 68, les nombreuses vidéos, les articles, les posts, les graffitis, les chansons et les déclarations produits pendant les révolutions arabes sont pour nous des « énonciations de l'événement par ceux qui sont en train de le vivre » et en tant que telles sont « constitutives de l'événement lui-même12 ». Les historien•ne•s peuvent s'y hasarder, comme on chinerait à l'intérieur d'un marché abondant de vieilles traces, à établir des concordances, à découvrir des liens parfois insoupçonnés entre les espaces et entre les temps. Ces archives ne sont pas seulement des traces et des témoins, elles jouent dans le temps des révolutions un rôle déterminant dans la manière dont les acteurs et actrices agissent. Les interprétations et les réceptions de ces signes permettent d'anticiper, d'agir, de fonder aussi un rapport de force. Comprendre l'incertitude, c'est alors se plonger dans l'expérience des acteurs et actrices, autant que faire se peut. Comme l'écrit encore Boris Gobille reprenant les analyses devenues classiques de Timothy Tackett13, pendant l'événement, « nous savons qu'il se passe quelque chose, mais nous ne savons pas exactement ce qui se passe, nous ne pouvons pas vraiment qualifier l'événement ». S'il est difficile si tôt de déterminer comment les peuples arabes sont devenus révolutionnaires, il est possible de restituer par les archives une partie de leur « intelligence politique14 », c'està-dire le réservoir dans lequel ils puisaient et continuent peut-être de puiser aujourd'hui, leurs archives permettant aussi d'éclairer leur(s) actualité(s). Car nous avons bien conscience que les révolutions arabes ne sont pas terminées. Le temps révolutionnaire qui apparaît au fil de cette excursion dans leurs archives est élastique. Il comprend des moments de mobilisation très dense (temps des places, temps des manifestations) et d'autres plus diffus, après la chute du dictateur, pendant les temps de la contre-révolution ou même dans des moments qui précèdent l'explosion révolutionnaire et que nous avons intégrés dans notre panier, comme nous avons intégré des mobilisations dans des espaces qui n'ont pas (encore) connu de soulèvement que l'on pourrait qualifier de révolutionnaire mais dont les protestations mobilisent le répertoire révolutionnaire arabe. Nous considérons que l'ensemble des peuples arabes (et peut-être au-delà) fait « l'expérience historique » des révolutions arabes, et que se croisent dès lors au coeur des situations des dynamiques individuelles et collectives15. La recherche que nous menons ici ne cherche pas à trouver la théorie ou le schéma explicatif qui permettrait de cerner les révolutions arabes. Elle vise plutôt à les caractériser par la matière qu'elles ont produite, et à retracer, autant que faire se peut, la circulation de cette matière. Il s'agit de faire en quelque sorte un état de la « laisse révolutionnaire », comme on parle de la laisse sur les rivages, et du souvenir de ces objets. Notre collecte s'est faite à partir de nos recherches et de nos vies observantes et participantes. Nous avons rassemblé ce que nous avons d'abord appelé des objets, c'est-à-dire une foule d'archives hétérogènes. De même que nous avons été confronté•e•s à l'hétérogénéité de la matière archivistique, nous avons conclu que la question de la représentativité de ces documents était difficile à établir. La circulation massive d'un document n'est en rien un indice valable de sa capacité à faire écho à des émotions, à susciter, à prolonger ou au contraire à mettre fin à un engagement. Si certains textes apparaissent ici comme des « passages obligés » ou certains personnages comme des « icônes », ils ont été choisis parmi d'autres et insérés dans l'économie générale de l'ouvrage. Certains de ces objets sont donc des « monuments » des révolutions-mais tous les monuments ne s'y trouvent pas-, d'autres sont de simples documents ou des voix inaperçues, ou peu connues. La collecte telle que nous l'avons arrêtée a été une manière de faire parler l'archive sans attendre qu'elle fasse monde, qu'elle s'organise comme un système de sens bien compris, jalonné et arpenté. L'initiative met en son coeur ce que l'on peut appeler archive, mais elle trace aussi des éléments de possibilité et de compréhension d'une histoire sociale du politique.

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