Academia.eduAcademia.edu

L’Afrique et le cinéma documentaire

2014, Causes Toujours

Abstract

L'Afrique et le cinéma documentaire. « Il n'existe donc, nulle part, de description de l'Afrique qui ne jouerait pas à la fois de fonctions destructrices et de fonctions fabulatrices. Mais cette oscillation entre la chose et son « imaginer » n'a pas seulement lieu dans l'écriture. Cet enchevêtrement de l'un dans l'autre a également lieu dans la vie. » Achille Mbembe (De la postcolonie) Il y a quelques années que La Terre Solidaire, une ONG française réalisant des projets de développement-entre autres en Afrique, a sorti une série d'affiches « Le Sud mérite mieux que nos clichés ». René Magritte nous apprend à nous méfier des représentations, surtout celles qui prennent le pouvoir de nommer. La Terre Solidaire nous apprend surtout qu'elle sait ce que le Sud est vraiment et ce qu'il mérite. D'après ce jeu de marketing qui remplit les silences de Magritte, ce que le Sud est, ce sont les représentations produites par la Terre Solidaire. Ce que le Sud mérite, ce sont les réalités qui naissent dans le bas du texte si nous faisons confiance à ces représentations. « Moi, quand on me parle de sud, je perds le nord » écris le poète James Noël (Cheval de feu), si je peux me servir ici de ses silences. La trahison d'image et poetic lies Les résultats de mes recherches sur les représentations occidentales de l'Afrique dans les films documentaires produits récemment me donnent envie de revisiter les événements et les textes qui ont influencé la critique postcoloniale depuis les années '60, vérifier l'actualité de ses outils, et la puissance de ses références. Ce n'est pas sans frustration que, cinquante ans plus tard, je remarque que l'objet de cette critique semble toujours présent et cela à cause des associations presque involontaires que le film « Loin de Rwanda-le journal de Kisangani » suscite chez moi une matinée. C'est un des premiers films d'Hubert Sauper (tourné en 1997 et sorti en 1998), le réalisateur du « Cauchemar de Darwin » et « We come as friends ». Les premiers plans du film m'amènent directement dans un train de marchandises qui traverse la brousse de l'ancien Zaïre ; je suis prise en otage dans un voyage au coeur des ténèbres. Le train fait un trajet spécial, mis en route pour la première fois depuis vingt ans, à la recherche des refugiés hutu « sciemment oubliés et occultés par le reste du monde ». L'équipe de cette mission est constituée de « deux experts des refugiés de l'ONU, quelques membres de la Croix Rouge locale, des reporteurs de la télévision française », Zsuzsanna Varkonyi et le réalisateur. Malgré ce que Sauper annonce au tout début du film dans sa voix off : « Voici l'histoire d'un peuple en fuite », ses efforts pour comprendre la complexité de la situation des Hutu en 1997 se font de plus en plus rares, jusqu'à leur disparition complète. La caméra suit surtout la mission évaluatrice des experts en aide humanitaire, des corps malades et mourants. Sauper ralentit les cadres en ralentissant ses propres regards, et par conséquent celui du spectateur, afin d'installer et prolonger la souffrance dans le film. Son entreprise cinématographique est aussi violente dans son processus de représenter et mesurer la tragédie que les gestes d'un expert qui soulève par un bras et secoue longtemps le corps d'un enfant pour vérifier s'il est toujours en vie. La violence est transmise non pas seulement par la matérialité de l'image, mais aussi par le processus de sa production qui existe en dehors du cadre filmique-dans la durée des regards de Sauper qui ont eu lieu dans la région de Kisangani au Zaïre en 1997, et qui ont été médiatisés par la caméra. Les regards des Hutu médiatisés par la caméra de Sauper puis par mon ordinateur portable posé sur la table de cuisine en novembre 2014 à Bruxelles déclenchent une répulsion physique suivie d'une vague de désespoir et compassion. Je ne veux pas l'accueillir, surtout pas sur ordre de Sauper. Ils génèrent aussi le faux-semblant d'un sentiment qu'on vit pendant une crise, et toujours uniquement en solitude, une impression forte et presque plaisante de toucher la vie dans sa forme crue et violente, une mort romantique parce qu'elle se passe dans l'imaginaire. Il y a des exotismes qui excitent, mais aussi ceux qui nous permettent de nous plonger dans la tristesse. Dans la description du film mis en ligne sur Vimeo par Jambo NewsTV, je lis la déclaration du réalisateur: Les images parlent d'elles-mêmes, dans leur nudité et leur horreur, suivant la chronologie exacte des événements. Je souhaite que les spectateurs deviennent eux-mêmes témoins de cette réalité insupportable de la nature humaine. En tant que cinéaste, je fais partie de cette réalité et j'ai conscience de m'exposer moimême, plus que quiconque, à la critique. (http://vimeo.com/15814449) Effectivement, même sans l'explication de Sauper, j'ai l'impression d'être confrontée à une condition, un état immobile. Immobilisé par Sauper, qui rend les refugiés Hutu muets dans leur souffrance. Ruth Finnegan qui travaille sur l'oralité en Afrique reprend la question postcoloniale de Gayatri Chakravorty Spivak « Les subalternes peuvent-elles parler ? » : que certains groupes n'écoutent pas ne veut pas dire que personne ne parle (...) aujourd'hui, comme dans le passé, les gens déploient leur capacité, dans n'importe quelles conditions, pour utiliser des mots mis en histoires, créer et formuler, et ainsi, contrôler leurs expériences. Ils ne sont pas silencieux.