2015, Revue française de sociologie
Comment ignorer ce que l'on sait ? La domestication des savoirs inconfortables sur les intoxications des agriculteurs par les pesticides François DEDIEU Jean-Noël JOUZEL Résumé. Les recherches actuelles sur la construction sociale de l'ignorance soutiennent que cette dernière est soit le fruit de stratégies conscientes, soit l'effet involontaire d'un mode d'organisation de la production de connaissances. Cet article propose de dépasser cette opposition en introduisant la question de la réflexivité des acteurs des systèmes organisés qui produisent de l'ignorance : que se passe-t-il lorsque ces acteurs prennent conscience des limites des routines qui structurent leur propre action ? Quelles dynamiques de changement résultent de cette prise de conscience ? Le cas étudié ici est celui du dispositif de prévention des intoxications professionnelles induites par les pesticides en France. En prenant appui sur l'interdiction de l'arsenite de soude (2001), nous montrons comment ce dispositif parvient à s'accommoder des savoirs « inconfortables » susceptibles de remettre en cause ses arrangements institutionnels ordinaires. Nous mettons en évidence les mécanismes par lesquels les organisations qui produisent ces savoirs offrent à leurs membres de « bonnes raisons » de les ignorer, en désamorçant leur sens critique et en évitant d'oeuvrer aux changements institutionnels qui devraient découler de leur prise en considération. Mots-clés. PRODUCTION DE L'IGNORANCE-PESTICIDES-AGRICULTEURS-SANTÉ AU TRAVAIL-ÉVALUATION DES RISQUES Comment at on pu aussi longtemps méconnaître les effets sanitaires de produits notoirement toxiques, comme le tabac ou l'amiante ? Pourquoi la démonstration de la nocivité de ces produits at -elle pris autant de temps ? Ces questions alimentent aujourd'hui l'émergence d'un champ de recherche sur la production de l'ignorance dans le domaine de la santé publique. Héritières des travaux pionniers de Robert K. Merton (1987) sur les savoirs incomplets, de Mary Douglas (1995) sur la mémoire institutionnelle, ou encore de Niklas Luhmann (1998) sur l'écologie de l'ignorance, ces recherches s'efforcent de montrer que, contrairement à l'idée communément admise, l'ignorance ne peut être définie comme une simple absence de savoir (Heimer, 2012) ou un « vide originel » (Proctor, 2012) que l'accumulation de connaissances permettrait de combler. Elles envisagent à l'inverse l'ignorance comme le produit d'une construction sociale, d'effets de sélection par lesquels des acteurs individuels Nous remercions Giovanni Prete pour sa relecture et Jorge Munoz pour son active contribution. Cet article s'appuie sur un travail empirique financé dans le cadre de l'appel à projets de recherche en santé-environnement (APR EST [2008-2012], projet n o C2012/2/135) de l'Agence nationale de l'alimentation, de l'environnement et du travail.