1995, Lignes
La question se pose de savoir si l'époque moderne (à partir des révolutions industrielles et de l'universalisation du salariat) n'a pas engendré de nouvelles formes de violence qui viendraient aujourd'hui s'ajouter ou se superposer aux anciennes. Il s'agirait, parallèlement aux formes classiques de l'affrontement, de la guerre, du massacre, des violences structurelles liées à la réorganisation générale de la vie des êtres humains (enfants, femmes, hommes) dans des perspectives politiques et économiques qui ne s'intéressent plus seulement aux comportements des êtres, mais à leur statut même de vivants. Ces formes nouvelles entraîneraient une chosification systématique des êtres qui ne s'articulerait plus seulement au cynisme et à l'absence de préoccupation de l'avenir des différents pouvoirs, mais à l'ignorance même des mécanismes et des conséquences, plus précisément encore à leur irreprésentabilité, qui entraîne dans un même mouvement d'exterminisme généralisé l'instrumentalisation et l'institutionalisation des catastrophes naturelles (sida…), l'utilisation et la consommation intégrale des forces de travail, la mise à mort de populations entières (génocides). En ce sens, les exterminations des Arméniens, des Juifs et des Tsiganes, et la mise à l'ordre du jour d'une auto-destruction de l'humanité (Hiroshima, armes chimiques, atteintes irréversibles portées à la biosphère) sont les symptômes majeurs du XXe siècle. L'être humain n'est plus seulement superflu ou surnuméraire, il est « jetable », c'est-à-dire confronté pour la première fois dans l'histoire à la transposition dans le champ politique de l'irreprésentable du réel. Que la nature soit un processus sans finalité et sans valeur est un fait qui quitte le domaine réservé du laboratoire scientifique, le domaine micro ou macro moléculaire, pour envahir la vie commune des peuples et devenir la norme de leur existence. Cette anomalie dans l'histoire de l'hominisation et de la civilisation (qui a toujours procédé jusqu'ici par constitution d'un « monde », certes contradictoire et violent) aboutit à une globalisation des phénomènes qui est à strictement parler une « démondialisation ». Néanmoins de telles déchirures, sans avoir cette ampleur et cette systématicité, ont déjà eu lieu dans l'histoire, et l'on connaît les moyens de lutter contre elles : institutionnalisation sans cesse répétée du lien entre les savoirs scientifiques et les représentations des masses (instruction et éducation), constitution incessante de médiations entre l'universel et le particulier qui passe par la prise en main par les masses de leurs affaires politiques et économiques, aujourd'hui à l'échelle internationale. Dans un paragraphe célèbre des Pensées, intitulé « Justice-Force », dans lequel Pascal, suivant un raisonnement qui nous est aujourd'hui familier, démontre l'hétéronomie de l'ordre juridique qui tire sa légitimité d'un coup de force destiné à demeurer caché, plus précisément à être oublié, on trouve une expression, qui pourrait sembler naïve, mais qui s'inscrit dans une analyse très serrée de l'origine, de la nature et de l'illusion du droit : « La justice sans force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants. » Cette expression, « il y a toujours des méchants », me permet de poser le problème par lequel je voudrais commencer. Si la méchanceté (qui reste à définir) est un horizon indépassable, il y a lieu de penser qu'il en va de même pour la violence et que jamais, sinon dans le discours utopique ou dans la part d'utopie de tout discours, ne se réalisera la paix à laquelle beaucoup (mais non pas tous) aspirent. On peut s'appuyer sur cette phrase (et évidemment sur d'innombrables autres informations) pour avancer, sans prendre beaucoup de risques, l'idée, contraire à une opinion très répandue aujourd'hui, qu'il n'y a pas plus de violence à l'époque moderne qu'à aucune autre période de l'histoire. Pas plus, mais pas moins non plus. Il y a sans doute de multiples déplacements et des formes nouvelles, peut-être une proportionnalité qui accompagne la croissance démographique mondiale, ainsi qu'une histoire et une géographie de la violence qui permet à certaines nations d'exporter la leur loin de leur territoire, quitte à la voir faire retour quelques décennies plus tard dans leurs murs sous une forme ou sous une autre. Tout cela est bien connu. Mais, contrairement à l'idée répandue que la violence des sociétés modernes connaîtrait un accroissement quantitatif important, je voudrais examiner l'hypothèse selon laquelle c'est plutôt à une nouvelle configuration de la violence que nous avons affaire, une violence moderne au caractère dénudé, structurelle ou laissant apparaître une structure, se juxtaposant aux formes classiques de la violence politique, de la prise et de la conservation du pouvoir, pour reprendre la typologie de Machiavel. Peut-être que ce que nous appelons « violence » est autre chose que ce dont parle l'époque classique à travers Pascal, autre chose que ce dont parle l'Occident depuis l'Antiquité à travers les mots de guerre, despotisme, tyrannie, force, etc. Une autre chose possédant une autre configuration et produisant des effets différents. La thématisation moderne de la violence et la prolifération des discours qui l'abordent est certainement autre chose que le signe d'une recrudescence, mais peut-être autre chose aussi qu'un progrès dans la conscience ou dans la sensibilité politique. Il s'agit peut-être d'un déplacement profond dans la chose elle-même, ainsi que dans le système des représentations qui tente d'en rendre compte. C'est cette hypothèse que je voudrais développer ici en essayant de faire émerger l'idée de ce que j'appellerai une violence sans adresse.