2019
LE WONDERLAND CHINOIS DU PÈRE ATHANASIUS KIRCHER, S. J. La China illustrata, publiée en 1667 par le jésuite Athanase Kircher (1602- 1680), a bénéficié au cours des XVIIe et XVIIIe siècles d’un grand succès commercial. Sa publication intervenait dans le développement de toute une littérature à caractère encyclopédique composée de relations de voyages, de récits d’ambassades auprès de la cour impériale de Pékin, et d’albums illustrés, qui ont fourni à l’esthétique des XVIIe et XVIIIe siècles un grand nombre de motifs à caractère chinois. Conformément aux recommandations du projet missionnaire contenu dans la théologie de la Contre-Réforme, dont le but était de présenter les réalités matérielles du « grand théâtre du monde » comme un acte de foi dans l’incarnation visuelle du Verbe Créateur, le livre faisait partie d’une Bibliothekenstrategie mise au point par la Société de Jésus afin d’inventorier l’environnement matériel et spirituel des nouvelles sociétés humaines que les disciples d’Ignace de Loyola voulaient mieux connaître, et donc mieux comprendre. Le résultat fut une véritable fabrique d’images, à laquelle ont collaboré un certain nombre d’artisans-illustrateurs, appartenant à l’élite artistique baroque de l’époque, travaillant dans la tradition anthropologique jésuite exposée dans les Exercices spirituels, qui consistait à proposer au lecteur de capter une réalité lointaine, voire inconnue, au terme d’une activité mentale restauratrice, de la même manière qu’il était recommandé de reconstituer par l’imagination les épisodes de la vie du Christ ou les lieux dans lesquels il avait vécu. Les images orientales de Kircher assumaient donc un rôle de substitution par rapport à un manque. Elles étaient par ailleurs rassemblées de façon spectaculaire dans une série de mises en scène, autour desquelles s’organisait le texte, plutôt que le contraire, de façon à susciter l’intérêt du lecteur. Mais, surtout, Kircher avait hérité de la Renaissance l’idée d’un accord ésotérique rassemblant toutes les religions dans la transmission d’une même Vérité transcendantale. Fasciné par les sciences occultes, la magie naturelle, la Kabbale, l’alchimie, la démonologie, etc., il essayait par tous les moyens d’intégrer des réalités lointaines et des phénomènes hors du commun dans des systèmes explicatifs. Pour ce faire, il avait imaginé toute une méthodologie comparatiste, inspirée de l’Ars combinatoria de Raymond Lulle, fondée sur un réseau complexe de références culturelles, comportant toute une série de connections avec la pensée égyptienne, mais aussi avec l’antiquité grecque et romaine, et même le christianisme. En d’autres termes, le monde visible de Kircher se doublait d’un monde lisible, chargé de correspondances avec la culture européenne. La clef de ce système fermé se trouve dans la logique interne d’une pensée fondamentalement analogique. Kircher, en effet, était un admirateur enthousiaste de la natura naturans, qu’il voyait comme une genèse permanente – ars Dei – complétant la Création initiale, qui s’est trouvée partiellement en accord avec la pensée chinoise. Par exemple, sa confiance – ou sa crédulité – dans les opérations de la magie naturelle semble l’avoir amené à une connaissance intuitive du feng shui, c’est-à-dire de la relation entre l’homme et sa sphère environnementale, et peut-être de l’alchimie taoïste, alors inconnue en Occident. Si l’on tente d’évaluer ce que la China illustrata a pu apporter aux relations interculturelles Chine-Europe, on doit mettre en évidence plusieurs éléments de première importance. D’abord, l’attention apportée aux realia, qui annonce peut-être la promotion des objets dans le développement futur du goût chinois. En effet, si l’épistémê de Kircher s’appuyait sur un réseau complexe de références érudites – souvent douteuses – sa méthode d’approche était peut-être plus celle d’un collectionneur et d’un antiquaire spécialisé, intéressé principalement par l’observation des vestiges matériels, que celle d’un idéologue. D’autre part, la prise en considération de la Nature, qui forme le sujet principal des scénographies imaginées par un des grands découvreurs du pouvoir de l’image, apparaîtra au XVIIIe siècle, comme une des dimensions majeures de ce qu’on appellera plus tard la chinoiserie. L’ensemble de ces caractéristiques fait donc de la China illustrata une oeuvre ambiguë, qui rassemble des éléments européens et orientaux dans une ambiance de relativisme culturel où l’on peut discerner le pendant du syncrétisme religieux élaboré au sein de la mission de Chine. Mais le plus important peut-être, c’est que le monde chinois montré par le livre de Kircher est un monde écrit, ce qui s’accorde de façon remarquable avec l’univers des lettrés que les jésuites connaissaient bien, leur Société se définissant par des similitudes d’habitus avec les shu yuan, les académies de la Chine impériale. L’attention minutieuse, enfin, portée à l’art de la gravure, riche de détails décoratifs qui migreront vers les productions chinoisantes du XVIIIe siècle, fait de cet ouvrage un monument de « science ornementale », qui annonce les grands recueils d’ornements chinois qui feront les délices des Watteau, des Pillement et des Boucher.