2007, La chair et le souffle
M~dec.in ,et docte~r en théologie, Thierry Collaud travaille à mi-temps comme medecm a Neuchatel, et l'autre mi-temps, comme chargé de cours à la Faculté de théologie de Fribourg où il enseigne dans le domaine de la théologie morale et ~e la santé: Il concentre ses recherches sur l'élaboration d'une« anthropo-log1~ théologique de l'humain fragile et vulnérable», en essayant de travailler les !Jeux du rapport à la vulnérabilité et en privilégiant l'aspect communau-~ire de.cette.prise en compte de l'humain vulnérable-d'où son intérêt pour 1 ecclés10log1e et les thèmes de la compassion, de la justice sociale et de la politique. Un épisode bien connu de la vie de saint François d'Assise est celui ~u baiser au lépreux, quand, croisant sur son chemin un lépreux, il se Jette à son cou. Voici la manière dont un de ses biographes nous rap-porte l'anecdote : Or, un jour qu'il se promenait à cheval dans la plaine qui s'étend auprès d'Assise, il trouva un lépreux sur son chemin. À cette rencontre inopinée, il éprouva, d'horreur, un choc intense, mais se remettant en face de sa résolution de vie parfaite et se rappe-lant qu'il avait d'abord à se vaincre s'il voulait devenir soldat du Christ, il sauta de cheval pour aller embrasser le malheureux. Celui-ci, qui tendait la main pour une aumône, reçut avec l'argent un baiser 1 • Étonnant récit ! Si nous laissons de côté les intentions du narra-teur et que nous considérons ce texte au premier degré, nous avons là une r~lation humaine qui se dit sous la forme plus ou moins explicite de trots affects : la répulsion, la compassion et la tendresse. La répul-sion d'abord, l'horreur suscitée par autrui défiguré et son apparition 1. St Bonaventure, Legenda major, 1, 5, in Th. Desbonnets et D. Vorreux Saint ~ra~çois d'Assise: documents, écrits et premières biographies, Paris, Éd'. Franc1scames, 2002, p. 571. LA TENDRESSE À LA SOURCE DE LA COMPASSION-23 inopinée devant moi; sentiment d'étrangeté qui me fait fuir cet autre dérangeant. Trop marqués par la parabole du Samaritain, nous a:ons tendance à penser que la compassion, ce remuement des entrailles que provoque l'autre en souffrance, surgit spontanément en présence d'autrui blessé. Mais François avec sa répulsion n'était pas un cas particulier. Bien souvent, au lieu de susciter la c~mp~ssion, la ~o.uf france nous fait peur, nous fait horreur et nous fait fuir: «[le lev1te] vit l'homme et passa à bonne distance» (Le 10,32). La compassion n'apparaît qu'en filigrane mais elle est présupposée par le narr~~eur qui place face à François un souffrant, un pauvre. ~ans. un deux~eme temps, celui-ci doit faire un travail intérieur de punficat1on, d~ desen-combrement, un combat pour l'amener à surmonter la répulsion sus-citée par le masque de la lèpre et arriver à voir l'homme en souffrance derrière celle-ci. François, dans cet épisode, porte en lui les figures du prêtre/lévite et celle du Samaritain, la répulsion e~ la compassion. Après s'être débarrassé de la répulsion, il peut se laisser prendre aux entrailles. Surgit alors, imprévue, la tendresse! Le lépreux qui n'at~en dait qu'un peu d'attention et une aumône reçoit, en plus, un bats~r. Baiser qui laisse celui qui le donne plein de joie, comme le dit la smte du texte, ou de douceur, comme il le dira lui-même dans son testament: Au moment où j'étais encore dans les péchés, la vue des lépreux m'était insupportable. Mais le Seigneur lui-même me conduisit parmi eux ; je les soignai de tout mon coeur; et au retour, ce qui m'avait semblé si amer s'était changé pour moi en douceur pour l'esprit et pour le corps 2 • , • C'est le baiser qui fait figure d'élément incongru dans ce rectt. Le Samaritain de Luc panse les plaies du blessé et charge celui-ci sur sa monture. li ne l'embrasse pas. Le baiser de François est un acte qui va au-delà de la compassion, c'est un acte de tendresse. Dit autrement, i \ n'est pas directement lié à la souffrance de la lèpre ; au contraire, il semble s'adresser à l'homme qui porte la souffrance, indépendamment de celle-ci. li y a soudain pour le jeune homme en voie de conversion la nécessité urgente d'établir un lien d'amour avec cette personne-là (urgence parce qu'il avait failli passer à côté sans l'aimer). Et c'est la 2. St François d'Assise, Testament, in Tb. Desbonnets et D. Vorreux, ibid., p. 93.