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Éden

Un esprit de la forêt. Voilà ce qu'elle avait vu. Elle le répéterait, encore et encore, à tous ceux qui l'interrogeaient, au père de Lucy, avec son pantalon froissé et sa chemise sale, à la police, aux habitants de la réserve, elle dirait toujours les mêmes mots, lèvres serrées, menton buté. Quand on lui demandait, avec douceur, puis d'une voix de plus en plus tendue, pressante, s'il ne s'agissait pas plutôt de Lucy -Lucy, quinze ans, blonde, un mètre soixante-cinq, short en jean, tee-shirt blanc, disparue depuis deux jours -, quand on lui demandait si elle n'avait pas vu Lucy, elle répondait en secouant la tête : « Non, non, c'était un esprit, l'esprit de la forêt. » Martha, trente-huit ans, employée aux services sociaux, connue pour sa capacité à écouter les plaintes sans jamais ciller -on ne savait pas si elle était compatissante, ou si elle s'en foutait -, était sortie détacher les draps suspendus sur la corde à linge, tout au bout du terrain vague. L'obscurité dégageait un parfum métallique. À chaque fois qu'elle sentait ce goût de fer, cet air qui s'infiltrait sous la porte et à travers les fenêtres, fermées par des morceaux de scotch gondolant sous l'humidité, comme si les bois poussaient un long soupir, elle savait qu'il allait pleuvoir. Alors, le cou rentré dans sa parka militaire, elle fonçait dans le noir vers la corde à linge, en évitant de regarder la forêt, cet espace infini prêt à vous avaler, une immense bouche plus sombre que la nuit. L'esprit de la forêt était là, juste derrière le drap qui remuait dans l'air, tel un rideau ouvrant sur un autre monde. Il était là, entre le drap et le bois noir, avec une cape, un manteau végétal, ou des ailes de plumes soyeuses. Avançant très lentement, se déplaçant sans effort, paraissant flotter au-dessus du sol. Un esprit femelle avec de tout petits seins aux pointes roses.