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Jazz, le déni

2007

Jazz : le déni Le jazz aujourd'hui ? Il est dans une curieuse situation, caractérisée, me semble-t-il, avant tout par le déni. Le jazz n'est pas le jazz. Les musiciens de jazz n'en sont pas, etc. Ce déni est peut-être d'ailleurs un avatar d'une curieuse exigence de clarté. Avant le jazz, y at -il eu tant de musiques qui ont cherché à se définir elles-mêmes, à circonscrire leur champ et à se donner un nom ? Dans la tradition européenne écrite, me semble-t-il, on désigne plutôt des styles, des écoles, identifiés a posteriori (mais peut-être est-ce un effet d'optique). Quant aux autres traditions, je ne sais pas si l'on dénombre beaucoup d'exemples de musiques émergeant de la sorte, certainement pas ex nihilo, mais réclamant d'emblée une autonomie validée par un vocable propre. Dans la période des débuts, ce besoin a créé de l'exclusion. Historiquement, les premiers grands inquisiteurs, Hugues Panassié et Robert Goffin, sont francophones (sinon français, le second est belge). Dès la fin des années 1920, ils alertent l'humanité sur le danger qu'il y aurait à prendre le faux jazz pour du vrai. La logique est donc soustractive : le jazz n'est pas ce que vous croyez, ce qu'on essaie de nous faire croire, l'étiquette est mensongère. Nos auteurs évoquent du complot pour pimenter l'histoire : les faussaires seraient blancs, âpres au gain et voleurs. La marque de leur infamie, grâce à quoi on les débusque : ils ne savent pas improviser, ils sont donc obligés d'écrire la musique. Bien sûr, du point de vue de ces redresseurs de tort pétris de bonnes intentions, point de déni, seulement de la séparation de bon grain et d'ivraie. Mais, le temps aidant et avec le recul, on est bien obligé d'admettre qu'il s'agit effectivement d'exclusion, pas toujours bien inspirée. Nombre des musiques de l'époque, vouées aux gémonies par nos censeurs-eussent-elles été écrites et/ou jouées par des Blancs-sont bel et bien aujourd'hui intégrées sans états d'âme au champ du jazz, et souvent aux meilleures places. Parce que la perspective a changé : on sait désormais que le jazz ne fut pas seulement l'oeuvre des afro-américains et qu'il n'y est pas question que d'improvisation. Les musiciens, eux, n'ont jamais trop aimé ces procès. Ils préfèrent rassembler que diviser. Du coup, Duke Ellington aime à penser qu'il fait de la musique plutôt que du jazz. Quant à Miles Davis, il voit, prenant en quelque sorte le contre-pied de Panassié et Goffin, le désir de classer, d'identifier, comme un instrument de domination des Noirs par les Blancs : « jazz » serait un mot inventé par ces derniers. Le moins ironique, tout de même, n'est pas que cette forme de déni vienne précisément des musiciens les plus emblématiques : si vous demandez à quiconque deux noms parmi les plus représentatifs du jazz, on a de bonnes chances de voir arriver ces deux-là en bonne place.