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Le regard invisible1995
Le regard invisible carl havelange chercheur qualifié au F.N.R.S. Qu'est-ce qu'un historien peut bien être venu faire dans cette assemblée de théoriciens? La communauté scientifique à laquelle il appartient se dit en général rétive à la théorie. Et lorsque malgré tout un problème plus théorique ou plus spéculatif leur est posé, les historiens adoptent l'attitude du lapin de Lewis Caroll: ils passent en courant et en disant à haute voix: "Oh, là, là! Oh, là, là! Je vais être en retard!". En retard pour quel rendez-vous? Mais celui de la contingence, bien sûr, et des choses telles qu'elles se donnent à voir; là, tout au fond du terrier, dans la poussière des archives et des bibliothèques, là où le temps s'est déposé en couches généreuses et où l'historien n'a qu'à puiser pour en ressortir les mains pleines de ces témoignages du passé qui figurent à chaque fois l'irréductible spécificité de manières d'être et de faire, aujourd'hui définitivement révolues. Ne faisons pas la science des historiens plus pauvre, plus sommaire ou plus naïve qu'elle ne l'est: leur "théorie négative" pourrait-on dire comme il y eut une théologie négative, les amène souvent à poser de bonnes questions et dynamise leur capacité effective d'invention. Reconnaissons cependant leur réticence quasi viscérale à quitter la sphère du concret, de l'explicite, du contingent, donc, et à recourir à tel mode de pensée qui les obligerait à prendre distance par rapport à la positivité, à la littéralité des documents dont ils traitent. "Pas d'histoire sans document", dit un adage de la critique historique. Qui en doutera? Mais ce respect du document peut devenir une triste prison lorsqu'il implique la disqualification de toute lecture du passé qui n'en suivrait Compiègne (25 janvier 1995)-2 servilement le cours et de tout objet qui n'en serait pas comme le reflet immédiat. Ainsi la question que je posais au départ peut-elle être posée d'une autre manière et se retourner, en quelque sorte, contre celui qui la posait: qu'est-ce qu'un historien peut faire d'un objet aussi improbable que le regard ou la perception visuelle? D'un objet, écrivait Merleau-Ponty, dont la familiarité "nous laisse muets sur elle tant elle est aveuglante". Que pourrait en dire un historien, redoublant en quelque sorte l'absence ou le silence actuel de tout regard de son enfouissement dans le passé? Quelle vanité peut l'y conduire ou quelle distorsion des formes traditionnelles de l'histoire? A l'aide de quels documents, et au prix de quelle coupable liberté prise à leur endroit, se prétendra-t-il en mesure d'expliquer quelque chose? C'est à ces questions que je voudrais tenter d'apporter quelques éléments de réponse, en procédant en deux temps. En vous présentant, tout d'abord, très sommairement, les lignes de forces, l'architecture "empirique" d'une recherche que j'ai entreprise sur l'histoire culturelle de l'oeil et du regard à l'époque moderne. En tentant, dans un deuxième temps, et puisque, j'en ai la conviction, le sujet l'impose, de quitter la fleur des textes et de donner à ces premiers résultats un sens, une portée peut être plus générale Nous partirons, somme toute, d'une histoire des représentations du regard, pour ensuite interroger, plus ouvertement, ce que ces représentations du regard représentent en effet de l'objet qu'elles donnent à voir.