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Essor et déclin des espaces alternatifs

Abstract

York, les espaces alternatifs revendiquent l'esthétique du taudis, héritée de leur précarité, en opposition au monde de l'art établi et marchand. Depuis, ces lieux d'avant-garde artistique ont tendance à disparaître ou à intégrer des structures institutionnelles. Dès la fin des années 1960, les premiers espaces alternatifs new-yorkais apparaissent à SoHo 1 , un des quartiers du sud de Manhattan. Au début des années 1960, lorsque les artistes commencent à s'installer illégalement dans les lofts abandonnés de certaines manufactures, rien ne laisse deviner que le South Houston District peut devenir le coeur de l'avant-garde artistique newyorkaise 2 . Alors que les premiers artistes y élisent domicile, les manufactures ainsi que les magasins de gros et de détail ont déjà abandonné la plupart des immeubles de petite taille du quartier. L'avenir de SoHo est alors directement menacé par de vastes programmes de restructuration urbaine concernant tout le sud de l'île. Le plus ambitieux d'entre eux, dirigé par l'urbaniste Robert Moses, prévoit la construction d'une très large voie rapide, The Lower Manhattan Expressway, qui relierait le New Jersey, par le Holland Tunnel, à Brooklyn, par le East River Bridge, en traversant d'est en ouest tout le sud de Manhattan (Chinatown, Little Italy, SoHo, Lower East Side, South Village). Approuvé par la ville en 1960, le projet rencontre dès lors une résistance très organisée, dont les artistes de SoHo constituent un groupe virulent 3 . Même si ces acteurs se font entendre, leur ancrage résidentiel reste illégal jusqu'en 1971 et cela en raison d'un code d'urbanisme qui régit l'usage des espaces urbains : SoHo est en toute logique classé comme un quartier industriel (classé en zone M1), ce qui en rend l'usage résidentiel interdit. Et pourtant, la présence de ces artistes à SoHo est le point de départ d'une renaissance urbaine et économique dans cette partie sud de Manhattan. Au milieu des années 1960, la mobilisation des nouveaux résidents sauve le quartier de 1 SoHo est l'acronyme lexicalisée de South of Houston Street. 2 Dans un livre sur la naissance de SoHo comme quartier d'artiste, Richard Kostelanetz précise que l'acronyme SoHo n'apparaît qu'en 1969. 3 Les artistes se constituent en association dès 1960: Artists Againt the Expressway (AAE). la démolition tout en marquant le début d'une effervescence artistique dont l'une des composantes est la présence des espaces alternatifs. En octobre 1970, l'artiste Jeffrey Lew ouvre au public et à d'autres artistes le rez-de-chaussée et la cave d'un immeuble qu'il vient d'acheter et dans lequel il a installé son studio. L'espace prend le nom de son adresse, 112 Greene Street, et compte aujourd'hui parmi les rares espaces alternatifs de SoHo à être encore en activité 4 . Parmi la cinquantaine d'espaces alternatifs qui apparaît entre 1968 et 1985 à New York et dont Julie Ault fait la liste dans un ouvrage paru en 2002 5 , tous ne sont pas localisés à SoHo et tous n'ouvrent pas non plus dans des studios d'artistes. Nés d'initiatives souvent spontanées, collectives ou individuelles, les espaces alternatifs new-yorkais se caractérisent avant tout par leur diversité, une diversité qui s'exprime à travers des statuts différents (coopératives, espaces privés, organisations à but non lucratif), et des pratiques artistiques variées (installations, performances, art vidéo...). Les espaces qui sont mentionnés ici font partie de ce qui peut être identifiée comme la première génération d'espaces alternatifs, nés entre 1969 et 1975 6 : Apple, Artists Space, Creative Time, The Kitchen. Ces premiers espaces naissent dans un climat politique et social agité qui les rend spécifiques d'un point de vue historique; ce sont par ailleurs des espaces dont la structure reste très informelle au cours de leurs premières années d'existence et dont les principaux organisateurs sont les artistes eux-mêmes. Leur fonctionnement aléatoire et précaire les distingue d'une deuxième génération d'espaces plus structurés qui naissent à partir de 1976 et parmi lesquels figurent The Alternative Museum, Franklin Furnace, Printed Matter, The Drawing Center, The New Museum, Fashion Moda. Le premier problème qui se pose alors est celui de l'identité de ces premiers espaces: comment reconnaître un espace alternatif et sur quels critères (artistiques, statutaires) le définir? Quelle est la nature de l'alternative proposée par ces espaces ? Ce sont des questions que j'aimerais envisager ici tout en situant les espaces dont il est question dans un contexte urbain, économique et artistique essentiel à leur apparition et leur définition. Définir l'identité des espaces alternatifs L'expression (« espace alternatif ») est utilisée depuis le début des années 1970. Sa création est attribuée à Brian O' Doherty, un artiste connu sous le nom de Patrick Ireland, qui dirige 4 Il a été rebaptisé en 1979 lorsque l'espace a changé de localisation: www.whitecolumns.org/ 5 Julie Ault, Alternative art New York, 1965-1985 (Minneapolis, MN: University of Minnesota Press, 2002). 6 Ces espaces ont fait l'objet d'une première exposition rétrospective, organisée en 1981 au New Museum: Alternatives In Retrospect, an historical overview, 1969-1975, The New Museum, 1981. sa propre conception du temps et de l'espace', explique Woody Vasulka, l'un des membres de la tribu [sic] de plus en plus nombreuse des « artistes vidéo » qui revendiquent le fait que leur médium est tout autant une forme d'art que la peinture, la sculpture ou le cinéma. » De la précarité économique des espaces alternatifs. Les années 1960 apparaissent comme une période de forte croissance économique pour le marché de l'art new-yorkais, croissance qui profite surtout à l'art contemporain 25 . La première maison aux enchères consacré d'art contemporain de la ville, Auction 393, ouvre sur West Broadway en 1976. À SoHo, cela se traduit par la multiplication des galeries qui sont au nombre de quatre-vingt quatre en 1975, à peine quatre ans après que les artistes ont obtenu le droit de résider localement dans le quartier 26 . 1976 est également l'année où le plus influent des galeristes newyorkais, Leo Castelli, déplace ses activités à SoHo. Cette toute nouvelle croissance du marché de l'art contemporain a cependant lieu en pleine crise économique, où la tertiarisation des activités se traduit à New York par le déclins de quartiers industriels comme SoHo. Le quartier constitue à nouveau ici un cas de figure intéressant, puisqu'il juxtapose en quelques rues deux modèles économiques du monde de l'art très différents. Les galeries marchandes, dont le chiffre d'affaires reste au coeur de la recherche contemporaine sur les espaces alternatifs new-yorkais. Elle fut l'objet d'une très récente et très ambitieuse exposition organisée à la galerie Exit Art en septembre 2010 31 . L'exposition proposait d'y répondre à travers la comparaison exhaustive de plus de cent trente espaces considérés comme alternatifs, nés à New York depuis 1960. L'ensemble des conférences qui furent organisées au cours des deux mois d'exposition proposaient de répondre à la question « qu'est-ce que l'alternatif? » (« What is Alternative? ») à travers trois grandes problématiques : la question de l'identité des espaces et leur évolution dans le temps (« What is Alternative?/ What is the Future of the Alternative? »), la question de l'engagement politique des espaces alternatifs dans le contexte des années 1960 et 1970 (« Activism and the Rise of Alternative Art Spaces »), et enfin celle des nouveaux médias dans les pratiques alternatives (« New Media Alternatives, Past and Future »). Leurs conclusions sont consultables en ligne 32 , mais les problématiques engagées par ces trois grands panels de discussion confirment d'ores et déjà l'idée que l'identité des espaces alternatif est par essence dynamique et évolutive, et qu'elle se construit autant à travers un engagement à la fois artistique et politique que face aux réalités qui l'entoure.