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La ville sensible au coeur de la qualité urbaine

Abstract

La vision dominante, fonctionnaliste et de plus en plus techniciste dans les projets d'aménagement limite les possibilités de considération de la ville vécue, représentée, ressentie. Dans cet article, Émeline Bailly et Dorothée Marchand défendent l'idée que l'individu ne peut être réduit au simple rôle d'usager rationnel de la ville et appellent à une nouvelle approche de la ville, plus sensible. L'individu doit être considéré comme un être qui éprouve, qui perçoit, qui expérimente et qui évalue l'espace à partir de son corps, de son ressenti, de ses sens, de ses affects. Les expériences subjectives sont un processus dynamique par lequel l'individu ajoute sa propre connaissance empirique à l'identité et la mémoire collective des lieux pour leur donner sens et créer son propre paysage urbain. Ainsi, un nouveau paradigme urbain qui reposerait sur la place qu'il conviendrait de donner à la subjectivité et aux expériences individuelles dans la conception urbaine offrirait une rupture anthropologique et philosophique au même titre que l'a été la naissance de la ville. Le mythe d'Abel et Caïn, fondateur du fait urbain, oppose Abel, berger (l'homme spirituel 1 ayant la faveur de Dieu) et son frère Caïn, cultivateur (l'homme matériel), meurtrier de son cadet. Condamné à l'errance, Caïn défit la prescription divine : il se sédentarise et crée la première cité, Hénoch. Cette cité symbolise la naissance de la civilisation, des arts et des techniques. Revenir sur cette base civilisationnelle – cette scission originelle qui oppose la nature à la culture, l'errant au citadin, le nomade au sédentaire, l'enraciné au déraciné – suppose de penser la ville comme un processus complexe et continue. Elle implique de concilier les orientations spatiales et temporelles, opposées jusqu'ici. Ce parangon d'une ville continue, en perpétuelle transition, et en cela durable, voire résiliente, remet l'être, l'individu et l'expérience au coeur du devenir urbain. Donner une place à la ville sensible dans la pensée urbaine contemporaine L'accélération du processus d'urbanisation à l'échelle mondiale invite à de nouvelles perspectives. Parmi les regards qui s'expriment dans le débat sur la ville durable, à défaut d'être nouveaux, des voies réhabilitent les qualités secondaires des catégories fondamentales du monde énoncées par Aristote et interroge la scission qui oppose la matière (qualité première) au sensible (qualité secondaire) qui a fondé en grande partie la pensée scientifique jusqu'à aujourd'hui. Si elle reste marginale, l'ambition d'intégrer des approches « qualitatives » émerge depuis peu dans la recherche urbaine (Sansot 2004 ; Thibault 2010 ; Bourdeau-Lepage 2012 ; Martouzet 2014 ; Feidhel 2013). « Ville sensible », « ville sensorielle » ou même « ville poétique » se déploient dans les discours professionnels. Pour autant, ces formules restent à l'état de déclaration. Les opérations d'aménagement conservent le plus souvent leurs modes de faire, à l'exception de quelques propositions culturelles ou artistiques dans les interstices des projets, tels la démarche de Haute Qualité artistique et culturelle (HQAC) de Stefan Shankland durant le temps du chantier ou le mouvement dit tactical urbanism 2 qui propose la co-construction de micro-interventions urbaines au 1 Sa condition itinérante favorise la spiritualité et la relation à l'être. 2 En référence à Michel de Certeau (1990).