2007, HAL (Le Centre pour la Communication Scientifique Directe)
Yves Citton L'invention du spinozisme dans la France du XVIIIe siècle LES LIMITES DU MODELE DE L'INFLUENCE Que peut donc vouloir dire « être spinoziste » dans la France des Lumières ? Les catégories traditionnelles de l'histoire des idées me semblent largement incapables de répondre à cette question. Le modèle qui leur est sous-jacent reste celui de l'influence : un auteur du XVIIIe aurait lu les textes de Spinoza, il aurait adhéré au système (ou à tel ou tel de ses aspects définitoires), et nous pourrions aujourd'hui « reconnaître » dans telle ou telle citation une trace de cette adhérence, sous la forme d'échos répétant à quelques décennies de distance une idée « originellement » formulée par le philosophe hollandais. En posant la question en terme d'influence, on est donc amené à privilégier les contacts directs, les rapports de continuité, les citations et les références explicites, les accords de principes, les convergences conscientes-tout cela à l'intérieur d'un cadre théorique implicite qui oppose «l'originalité» de la source influençante à «l'imitation» de la part l'auteur influencé. Une telle approche a bien entendu son utilité et ses mérites : elle a produit et continuera à produire de nombreuses études remarquables. Il ne s'agit pas de récuser sa validité, mais de mesurer ses limites, et surtout de se demander quel autre type d'approche pourrait nous permettre d'aller récupérer ce qui est jusqu'ici resté au-delà de ces limites. Pour ce faire, commençons par mentionner rapidement quatre parmi les nombreuses raisons qui font du modèle de l'influence un carcan trop étroit pour étudier le mode de présence remarquablement élusif caractérisant le spinozisme au XVIIIe siècle : a) Les effets de résonances entre les mouvements de pensée rassemblés dans les textes de Spinoza et les réflexions auxquelles se livrent les penseurs identifiés aux Lumières radicales sont sans commune mesure avec les références explicites que l'on fait au XVIIIe siècle aux textes du TTP ou des Opera posthuma. En se limitant aux liens attestés, voire attestables, on laisse dans l'ombre la grande masse de ce qui fait la présence du spinozisme dans la France des Lumières. b) Le rapport des auteurs du XVIIIe à la pensée « authentique » de Spinoza se trouve brouillé par toute une série de facteurs historiques : âme du monde, âme ignée, panthéisme, matérialisme, pierres qui pensent, et autre grand animal universel, tout un imaginaire vient s'agglutiner à la doctrine de Spinoza pour la rendre aussi méconnaissable et monstrueuse que la statue de Glaucus arrachée des