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Anthropologie religieuse

2013, École pratique des hautes études. Section des sciences religieuses

Abstract

Mme Renée Koch Piettre Directrice d'études Nous avons poursuivi l'enquête sur l'aidôs grecque en consacrant l'essentiel de l'année à l'examen de la carrière, du personnage et de l'entourage d'Alcibiade. Nous partions en effet de l'hypothèse d'une mutation historique de cette émotion qui touchait jusque-là des valeurs aristocratiques et civiques fondamentales. La conférence d'introduction a d'autre part donné lieu à des lectures commentées de passages de Franz Boas et de Karl Meuli, dont nous avons notamment élaboré des traductions françaises à destination de nos étudiants. A. L'impudence d'Alcibiade, un tournant historique dans la conception de l'aidôs grecque Aidôs, le nom grec de la pudeur ou vergogne, est une émotion à la fois très intime et suscitée par et dans la relation à autrui. Avec elle le soi peut affleurer, se manifester -on rougit -sous la conscience plus ou moins obscure ou consciente du regard de l'autre. Cette manifestation réveille une frontière (voir la notion psychologique de « moi-peau »). Elle rappelle la limite du supportable et peut confiner au dégoût et à l'horreur (gr. bdelussô, stugeô). L'honneur en est le versant social. Quand l'aidôs bafouée se renverse en honte (gr. aischunê), dans le même mouvement elle se perd. Les situations qui la mettent à l'épreuve sont toujours celles qui risquent de faire d'autrui les témoins d'une exhibition de ce qui doit rester enfoui dans l'intime. Mais nous avons vu aussi qu'il est des formes de franchissement de la frontière ainsi posée qui lient étroitement, d'un intérêt commun de nature religieuse, l'auteur de l'effraction et celui qui la subit : l'hospitalité (voir Ulysse s'introduisant au coeur du palais d'Alcinoos), le mariage (qui introduit au foyer une étrangère et la fait dépositaire et gardienne de l'aidôs de son époux et de sa maisonnée), la supplication (où c'est le dieu qui est lié par l'effraction du suppliant réfugié sur son autel), mais aussi le rire qui, dans la comédie, avec la caution de Dionysos, entraîne une collectivité entière vers une complicité dont la victime ne saurait s'offusquer sans se trahir davantage. Notre approche de cette émotion dans sa version grecque nous a permis pendant les deux années précédentes 1) de déplacer la question du religieux : si pour Durkheim le religieux c'est le social, comment l'individu l'assume-t-il ? Il ne s'agissait pas de revenir à la religion intérieure, mais de tirer les leçons de l'intérêt actuel pour l'étude des émotions sans perdre les acquis de la socio-anthropologie ; 2) de tester certaines formes grecques d'une transgression licite ou illicite, admise ou non, de l'aidôs (transgressions rituelles, bouffonneries comiques, provocations philosophiques).