2016, HAL (Le Centre pour la Communication Scientifique Directe)
Texte intégral L'institution des Salons par l'Académie royale de peinture, au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècles, n'avait probablement pas dès l'origine un objectif économique : le roi créait des académiciens ; il revenait aux académiciens d'offrir en retour les prémices de leurs productions au roi , censé dans les commencements présider à la galerie d'exposition. Le Salon est affaire de gloire, non de commerce ; il est offert au public en représentation de cette gloire incommensurable, non livré au jugement, à l'évaluation, au commerce publics. De la gloire au commerce Diderot n'oublie jamais ce principe glorieux. Le préambule du Salon de 1763 s'ouvre par cette bénédiction monarchiste quelque peu inhabituelle sous sa plume : « Bénie soit à jamais la mémoire de celui qui en instituant cette exposition publique de tableaux, excita l'émulation entre les artistes, prépara à tous les ordres de la société, et surtout aux hommes de goût, un exercice utile et une récréation douce ; recula parmi nous la décadence de la peinture de plus de cent ans peut-être, et rendit la nation plus instruite et plus difficile en ce genre ! » (Versini IV 237, DPV XIII 339-340 .) Que la louange vise Louis XIV directement, ou indirectement en la personne de son ministre Colbert, elle rappelle l'objectif institutionnel du Salon : le concours doit faire éclater au regard de la nation l'excellence de la peinture qui la représente ; l'excellence des peintres, stimulée par « l'émulation » du concours, doit se manifester dans le jugement public, au moyen d'un « exercice utile » et d'une « récréation douce » ; le progrès de la peinture va de pair avec l'instruction artistique du public et l'élévation du goût général. Ce système de la gloire repose sur toute une série d'équivalences : du roi et de la nation qu'il représente ; de la nation et de la peinture qui est exposée devant elle ; de l'excellence de cette peinture et de l'acuité du jugement public. Mais le concours, même institué dans le système de la gloire monarchique, introduit en elle un second principe, qui n'a plus rien à voir avec la célébration du roi : 1 2 3 2/18 « C'est le génie d'un seul qui fait éclore les arts ; c'est le goût général qui perfectionne les artistes. Pourquoi les Anciens eurent-ils de si grands peintres et de si grands sculpteurs ? C'est que les récompenses et les honneurs éveillèrent les talents, et que le peuple, accoutumé à regarder la nature et à comparer les productions des arts, fut un juge redoutable. » (Suite du précédent.) De l'appel à la mémoire du fondateur à la convocation des ordres de la société, de ces ordres séparés à la nation entière constituée en corps commun doté d'un « goût général », du goût général au peuple s'érigeant en « un juge redoutable », nous avons glissé de la célébration vers le jugement, d'un cérémonial de cour vers un tribunal populaire, d'une organisation monarchique vers une organisation démocratique du Salon, qui ne se réduit pas ici à l'espace du Salon carré du Louvre où étaient exposées, tous les deux ans, les oeuvres des académiciens et des artistes agréés, mais déploie cet espace dans le concours des visiteurs, dans leurs échanges, dans leurs transactions, et dans l'interférence de ces transactions dans le Salon avec la disposition interne même des scènes de la représentation sur la toile des peintres. Vue du Salon de 1767-Gabriel de Saint-Aubin Le public juge et le public achète ; la sociabilité du Salon est indissociable de sa vocation commerciale. Diderot l'évoque dans le Préambule du Salon de 1767 : 3/18 Ce que Diderot dénonce chez ceux qu'il appelle péjorativement les amateurs, ce n'est pas l'intérêt mercantile porté aux oeuvres qu'ils collectionnent, mais la dissociation qu'ils font entre « la gloire de la nation » et « leur propre intérêt » : le Salon donne leur valeur aux objets qu'il expose précisément parce qu'il concourt à cette gloire dont les amateurs se moquent. La gloire crée le marché, et le marché déconstruit la gloire. Le Salon fait émerger une valeur d'exposition, qui amplifie la représentation, mais dans le même temps la détache de sa fonction de glorification politique et idéologique. A l'espace global du Salon glorieux succède une série de trajets fragmentaires, individualisés, des promenades, des objets ponctuels qu'on y va chercher. Exposer, ce n'est plus tant signifier d'un coup l'éclat incomparable d'une école française, que proposer un choix d'oeuvres, et offrir au spectateur de quoi discriminer, évaluer, acheter. Lice allaitant ses six petits-Oudry Dans le nouvel espace se développe alors une sociabilité par coalescences. Un point du Salon, un objet tout à coup cristallise les attentions, focalise les désirs, réordonne les trajets , comme en témoigne cette anecdote que Diderot rapporte du Salon de 1753 :