2020, HAL (Le Centre pour la Communication Scientifique Directe)
Partir, c'est mourir un peu, C'est mourir à ce qu'on aime : On laisse un peu de soi-même En toute heure et dans tout lieu. Edmond Haraucourt, Rondel de l'adieu, 1890. 1. À propos des traces laissées par les voyageurs. Les mots d'Edmond Haraucourt, cités en exergue, décrivent avec simplicité une réalité complexe : l'expérience de l'arrachement à un lieu familier pour se mettre en route. Laisser un peu de soi-même, mourir à ce qu'on aime : des conditions qui nous rappellent que le départ et le déplacement constituent un temps privilégié où notre perception est plus pénétrante et nos sens mobilisés par des sollicitations hors de l'ordinaire. On dirait que ce « laisser un peu de soi-même […] en toute heure et dans tout lieu », fait appel justement à la théorie de la perception anciennement formulée par Démocrite, reprise par la tradition pythagoricienne et, en partie, par Épicure. Il s'agit d'un imaginaire qui prévoit un monde constitué par des atomes imperceptibles émanant des choses et formant des « simulacres » : les images des objets que nous voyons. Quand nous les regardons, les objets projettent un flux de visibilité qui va à l'encontre d'un flux de vision, émis par l'oeil. La rencontre des deux émissions d'atomes imperceptibles produit l'image, appelée « simulacre ». Ainsi pour Edmond Haraucourt : l'arrachement produit par un départ bouleverse nos points de repères. Le processus habituel de notre perception du monde en est modifié si bien que, si nous conjuguons très hasardeusement la théorie épicurienne de la perception et le couplet du poète, nous pourrions affirmer que les « simulacres » mentaux, que nous nous construisons au cours de l'itinérance exigent un tel effort d'adéquation aux réalités nouvelles, qu'une sorte d'épuisement perceptif consumerait, en cours de route, les émanations de nos sens. La disparition de ce petit reste, déchet de notre personnalité qui n'est plus la même, une fois quittée la résidence principale, nous rendrait différents, nous offrirait l'opportunité de dissimuler notre vraie nature sous des apparences fictives, adaptées à la nouvelle situation. Alain Medan semble faire allusion à cet écart quand il écrit : Et lorsque nous nous évadons (…) ne cherchons-nous pas, aussi triviale soit-elle, une vérité ? Un sens qu'entre nos mur nous n'avons su retenir : qui, ici, nous échappe ? (…) Pourquoi ceux qui s'« éveillèrent » (s'ouvrirent à Quelque Chose cette fois bien considérable, qui jusqu'alors leur échappait) se déplacèrentils 1 ? Que ce soit une quête de sens, comme nous le suggèrent ces quelques lignes, ou une perte des sens, le voyage ne laisse pas indemne. Pour saisir ce phénomène dans toute sa richesse, il serait nécessaire de convoquer l'ensemble des disciplines qui étudient la sphère anthropologique de l'itinérance, comme la psychologie du voyage 2-ainsi que la psychopathologie du voyage 3-, l'anthropologie du voyage 4 , la sociologie du voyage 5 , et ainsi de suite.