« Insignifiant et déplacé », Jean Rolin reporter de guerre
Résumés
Chez Jean Rolin, les reportages de guerre font la part belle à l’anecdotique et au hors-champ, aux détails et aux à-côtés. L’auteur lui-même n’assume pas pleinement l’identité de reporter de guerre. L’article propose de saisir les implications de ces problématiques appartenances génériques et statutaires sur le plan de la production littéraire. Il analyse l’importance de la notion d’imposture qui fonde le rapport de l’écrivain au journalisme, mais plus généralement au monde extérieur et montre comment cette imposture s’articule à une véritable attention portée à ce qui, dans la guerre, paraît « insignifiant » et « déplacé ». Le parti pris pour le dérisoire constitue l’une des polarités génériques de l’œuvre de Jean Rolin qui oscille entre littérature et reportage journalistique. Il constitue également un possible parti pris politique, en tant qu’il fournit l’occasion, inlassablement renouvelée, d’une confrontation avec les engagements partisans.
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- 1 J. Rolin, Les Événements, Paris, P.O.L., 2014.
- 2 J. Rolin, « Le regard et la pensée. Entretien avec Josyane Savigneau », Le Monde [en ligne], mis en (...)
1C’est à un genre de reportage particulièrement prestigieux que l’écrivain Jean Rolin est fréquemment associé dans les paratextes qui entourent ses livres ou, plus précisément, au genre qui a fourni au grand reportage ses lettres de noblesse : le reportage de guerre. Les critiques qui ont suivi la parution de son roman Les Événements1 en 2014 ont particulièrement bien confirmé ce portrait : c’est de ses anciennes expériences de journaliste en zones de conflit (reporter des guerres du Liban et d’ex-Yougoslavie notamment) que l’écrivain nourrit son écriture. Pour autant, lorsqu’il s’agit de revenir sur cette identité d’ex-reporter de guerre, Jean Rolin préfère la nuance : « Je suis allé dans des pays en guerre, mais je ne suis pas reporter de guerre. Je suis moins “guerrier” que des confrères que j’admire, comme Jean Hatzfeld ou Rémy Ourdan. Je m’intéresse plutôt aux à-côtés, aux détails », déclare-t-il dans un entretien2. On se propose ici de saisir les implications d’une telle réserve sur le plan de la production littéraire de Jean Rolin : que devient le reportage de guerre si l’attention se déplace vers le hors-champ (les à-côtés) ou se focalise sur le minuscule ou l’anecdotique (les détails) ?
2Dans un premier temps, il s’agira d’approfondir les ressorts de cette difficile présentation de soi comme reporter de guerre chez Jean Rolin et chez les narrateurs de ses récits : la notion d’imposture constitue le fondement du rapport de l’écrivain au journalisme, mais aussi plus généralement de l’écrivain au monde. Cette imposture s’articule à une véritable attention portée à ce qui, dans la guerre, paraît « insignifiant » et « déplacé ». On tâchera alors de comprendre comment ce parti pris pour le dérisoire, du point de vue de la voix narrative tout comme des objets traités, constitue l’une des polarités génériques de l’œuvre de Jean Rolin qui oscille entre littérature et reportage journalistique. Enfin, il conviendra d’esquisser quelques pistes de réflexion sur le possible horizon politique que dessine une telle pratique du reportage de guerre : si la dérision constitue incontestablement une mise à distance de l’intervention, le goût du dérisoire entraîne pourtant inlassablement Jean Rolin contre, tout contre les engagements partisans.
1. Imposture
- 3 G. Hocquenghem a souligné avec force les limites et les dangers d’une telle mélancolie. G. Hocqueng (...)
3Rien de mieux, pour commencer notre enquête, que de se pencher sur L’Organisation, roman autobiographique où Jean Rolin revient sur ses années de jeunesse. L’auteur y évoque l’époque de son engagement maoïste, avec la distance et l’ironie qui lui sont propres, ainsi qu’avec parfois la mélancolie qui caractérise désormais cette génération Mao3. Autobiographie d’écrivain, le texte a de fortes chances de donner à lire le récit de la venue à l’écriture, qui constitue un véritable topos du genre. En 1972, Jean Rolin est en Irlande, à Derry, six mois après le Bloody Sunday, en pleine guerre civile. Dans L’Organisation, l’écrivain revient avec force autodérision sur ce voyage de jeunesse, qui avait pour but de soutenir les républicains. À la veille d’une possible attaque de l’armée britannique contre le Derry libre, le jeune et timoré Rolin a dû bien malgré lui rejoindre le front :
- 4 J. Rolin, L’organisation : roman, Paris, Gallimard, 1996, p. 124.
Le [responsable de l’IRA provisoire] insista : il n’avait que faire de nous comme combattants, mais, en revanche, il avait le plus pressant besoin de nous comme témoins, afin que nous informions la planète des crimes que l’armée britannique ne manquerait pas de commettre dans le cours de cette opération. Personnellement, ce rôle me convenait parfaitement. Gabriel lui-même finit par se rendre à ses raisons, et c’est de notre chambre de William Street que nous entendîmes, avant l’aube, le vacarme des hélicoptères et des tanks partant à l’assaut du Derry libre. Comme nous n’avions aucune expérience de la guerre, je doute que nous ayons remarqué que peu de coups de feu étaient tirés, ce qui, pour des observateurs plus avertis, eût indiqué que l’invasion ne se heurtait pas à une résistance bien farouche4.
- 5 J. Rolin, « C’est très souvent en reportage que j’ai eu des idées ou des sujets de livre », Masterc (...)
- 6 Voir M. Boucharenc, L’écrivain-reporter au cœur des années trente, Villeneuve-d’Ascq, Presses unive (...)
4Ainsi que l’a confirmé l’auteur en entretien5, c’est de ce voyage en Irlande du Nord au début des années 1970 qu’il tirera son premier reportage. Pourtant le topos de la venue à l’écriture est triplement détourné dans l’autobiographie de Jean Rolin. D’une part, le lecteur assiste moins à la naissance de l’écrivain qu’à la naissance d’un reporter, ou plutôt d’un témoin de guerre. D’autre part, ce devenir reporter n’a rien d’héroïque : il s’apparente à une solution de repli, à une dérobade loin du terrain guerrier. Le texte dresse le portrait d’un Rolin en reporter de chambre, absolument dénué du « savoir voir » qui fonde la pratique du reportage, comme l’a bien montré Myriam Boucharenc6. Enfin et surtout, n’ayant aucune expérience de la guerre, le jeune reporter effarouché ne dispose pas même d’un « savoir entendre » : l’absence de coups de feu n’est ni notée ni interprétée et Jean Rolin devient ainsi le non-témoin d’une non-guerre. L’identité de reporter de guerre relève chez Jean Rolin de l’imposture, et cela dès le récit de la venue à l’écriture : quelques pages plus tard dans L’Organisation, le jeune Rolin et son camarade ayant été arrêtés, leur détention fait les gros titres de l’Irish News qui les présente comme des journalistes ayant subi le martyre. Ce statut de journaliste, rappelle le narrateur, est un pur mensonge : les deux compères s’abritent derrière des cartes de presse de pure fantaisie durant leur séjour.
- 7 M. Roussigné, « Jean Rolin : ce que l’imposture fait au reportage », dans M.-O. André & A. Sennhaus (...)
5On a montré dans un précédent article le rôle structurant de l’imposture dans l’ensemble de l’œuvre de Jean Rolin7. Qu’il s’agisse de signaler les mensonges journalistiques, les mystifications politiques ou d’explorer les coulisses de territoires qui masquent leur réalité derrière des clôtures ou des décors, les textes s’attachent à des objets, des personnes et des lieux en trompe-l’œil. Cette imposture est bien loin d’épargner les narrateurs des romans et des récits eux-mêmes : même s’ils ne sont jamais reporters, on les considère toujours comme tels. Le quiproquo irlandais — scène biographique inaugurale — est ainsi cent fois rejoué dans les textes présentés comme littéraires. L’identité de reporter est un costume mal taillé, endossé avec délices et avec peine.
6Dans Un chien mort après lui, ce quiproquo va jusqu’à devenir le ressort d’un jeu avec les attentes du lecteur. Ainsi le narrateur annonce-t-il le début du conflit entre Israël et le Hezbollah en 2006 :
- 8 J. Rolin, Un chien mort après lui, Paris, P.O.L, 2008, p. 100.
Le jour où la guerre a commencé, le 12 juillet après l’enlèvement par le Hezbollah de deux soldats israéliens, Eldad Regev et Ehud Goldwasser, je me trouvais à Paris, j’avais reçu dans la matinée une lettre qui m’était personnellement — et non par erreur adressée, émanant d’un certain « Institut Rodin8 ».
- 9 Ibid., p. 112.
- 10 Ibid., p. 112.
7Le texte laisse imaginer la réception d’une missive d’un grand journal, qui enjoindrait le narrateur-reporter à aller enquêter sur place. Pourtant, la lettre se révèle être une annonce publicitaire pour amincissements. Elle déjoue les attentes et l’imaginaire du journalisme de guerre sur le mode de la dérision. Tout le récit de la journée du 12 juillet fonctionne de la même manière, juxtaposant les premières nouvelles de la guerre et les activités parisiennes d’un narrateur peu concerné. Pourtant le narrateur se rend bel et bien sur ce terrain en guerre. Mais une fois encore le reportage de guerre est un horizon toujours sous-entendu et toujours déçu. Dans un premier temps, le narrateur souligne sa proximité avec les événements et s’en fait le témoin. Lors d’un dîner, il évoque par exemple les « éclats de gyrophares ou des hurlements de sirènes, l’agitation qui règn[e] non loin de là dans les décombres9 ». Mais l’effet d’attente est à nouveau déjoué : la présence en zone de guerre ne participe pas de la construction de l’image du grand reporter, le narrateur ne s’aventurera pas plus loin puisqu’il ajoute : « mais c’est à la télévision que nous avons regardé les habituelles scènes de désolation, aucun d’entre nous n’ayant manifesté le désir d’y aller voir de plus près10 ».
8Vivre la guerre depuis la chambre d’hôtel est décidément un leitmotiv chez Jean Rolin. Si la situation est présente dès L’Organisation, on la retrouve dans le récit Chrétiens ou encore dans le plus récent Crac lors du séjour du narrateur en Syrie. La guerre ne semble pouvoir être dite qu’à distance — distance physique pour commencer, mais aussi distance humoristique, nous y reviendrons. L’imposture devient la manière indirecte de rapporter la guerre par un faux reporter de guerre. Si la question de la fausseté intervient, c’est que les narrateurs chez Jean Rolin ne sont pas des non-reporters de guerre : dans ce cas-là, l’horizon du reportage n’existerait pas. Ils sont bien plutôt de faux reporters : ils font exister l’ombre portée du travail de reporter pour la décevoir à chaque fois. C’est cette ombre portée que l’on rencontre par exemple dans Chrétiens, récit qui raconte l’enquête d’un narrateur sur la situation des chrétiens en Palestine. La mise à distance de l’horizon du reportage de guerre s’y expose de manière particulièrement intéressante : alors que Jean Rolin plaçait les « à-côtés » et les « détails » au centre de son intérêt journalistique, il s’agit là de dépasser la seule question des objets d’attention. Être « à-côté » ou être un simple « détail » correspond également à la condition du narrateur faux reporter :
- 11 J. Rolin, Chrétiens, Paris, P.O.L, 2003, p. 21.
Quant à moi, je me sentais de plus en plus insignifiant, de plus en plus déplacé, à ses côtés aussi bien que dans cette ville, voire dans ce pays tout entier, où nul ne m’avait demandé de venir m’enquérir du sort des chrétiens, seul, sans mandat, empiétant ainsi sur les prérogatives de l’Église ou des sacro-saintes ONG11.
9« Insignifiant » et « déplacé », ainsi se présente constamment le narrateur dans les récits de Jean Rolin.
2. Insignifiance
10À la lecture de l’ensemble de l’œuvre littéraire de Jean Rolin, on soutient l’hypothèse d’une homologie entre la posture du narrateur et les objets auxquels par là il s’intéresse. Pour le dire autrement, il semble que ce soit par la voix d’un narrateur insignifiant et déplacé que Jean Rolin puisse s’intéresser à ce qui est insignifiant et déplacé. Le contexte de guerre rend plus visible et plus intense ce parti pris. Laisser affleurer la question des conflits ou des tensions géopolitiques revient presque toujours, pour Jean Rolin, à aborder les réalités insignifiantes et déplacées de ces guerres : pas de spectaculaire, pas d’actualité brûlante, pas de récit détaillé de combats non plus. Il s’agit de dire la guerre en mineur. Dans la Ligne de Front, c’est à travers les tribulations d’un narrateur ayant forgé le projet incongru de traverser les pays de la ligne de front d’Afrique australe qui s’opposent au régime d’apartheid de l’Afrique du Sud : tout en se passionnant pour les ibis sacrés et les femmes croisées en chemin, celui-ci laisse affleurer dans le récit la complexité des tensions politiques, économiques et militaires. Dans L’Explosion de la durite, c’est via le projet très aventurier de convoyer une vieille Audi de Paris à Kinshasa que se disent en creux les tensions et contradictions qui hantent le Congo surmilitarisé de la Révolution zaïroise de Mobutu. Dans Un chien mort après lui, le projet insolite d’une enquête sur les chiens errants à travers le monde constitue le fondement d’une exploration indirecte de multiples zones de conflit de la planète. Dans Ormuz, c’est encore une idée incongrue, celle de traverser le détroit d’Ormuz à la nage, qui fournira l’occasion de décortiquer les tensions Irak-Iran et la guerre navale asymétrique menée par les Gardiens de la révolution face aux Occidentaux. Dans Le Traquet kurde, une enquête ornithologique entraîne le narrateur dans le Kurdistan irakien et laisse apparaître, en creux, l’actualité géopolitique de la région soumise à de violentes tensions inter et intracommunautaires. Dans Crac encore, c’est le projet pour le moins déplacé d’un séjour de tourisme archéologique au Liban et en Syrie en 2017, en pleine guerre civile, sur les pas de Lawrence d’Arabie… La liste est encore longue.
- 12 J. Rolin, « Climat de peur et de suspicion », reportage pour Le Figaro, 8 août 1991, repris dans L’ (...)
- 13 J. Rolin, « Voyages en Afrique du Sud », reportage pour Libération, du 28 au 31 juillet, repris dan (...)
11Dans tous les cas, Jean Rolin s’inscrit en contrepoint et à contre-temps des reportages de guerre : il déplace ou rétrécit la focale, il fait le récit des à-côtés du conflit, il prête attention au quotidien, au banal, à l’infra-ordinaire. Ainsi rapporte-t-il les menues activités auxquelles s’adonnent encore les oiseaux ou les chiens, ainsi s’enquiert-il de la bonne santé d’une charcuterie industrielle croate en pleine guerre yougoslave12, ainsi se préoccupe-t-il encore de la forme des pâtisseries (en forme de char d’assaut) à Johannesburg sous l’apartheid13. Une telle attention pour l’insignifiant propose une autre manière d’organiser le monde sensible de la guerre, une autre manière d’en hiérarchiser les éléments. Il s’agit ainsi d’abord d’une écriture déplacée. Jean Rolin a d’ailleurs conscience du risque qu’il encourt à s’intéresser à des réalités qui brouillent les récits de guerre dominants. C’est par exemple le cas pour Chrétiens, qui envisage le conflit israélo-palestinien à travers une fois encore une focale oblique, celle du sort des minorités chrétiennes en Palestine. Il s’agit alors d’une écriture qui déplace, qui déjoue le partage des places de ce qui se voit, se pense et se dit de la guerre.
- 14 J. Rolin, Un chien mort après lui, ouvr. cité, p. 89.
12Dans un passage métatextuel d’Un chien mort après lui souvent repris dans la critique, Jean Rolin explicite cette position d’écriture en distinguant deux types de chiens dans les récits de guerre : le chien rhétorique et le chien réel. Le « chien rhétorique » est une figure qui « procède de cette tradition illustrée par la Bible aussi bien que par l’Iliade : il met en relief l’iniquité du fauteur de guerre et l’injustice qui frappe ses victimes, non seulement privées de la vie mais laissées après cela sans sépulture ». Ce chien rhétorique se rencontre surtout dans les récits colportés, ou composés après coup, tandis que le chien réel apparaît dans des témoignages directs. Le chien rhétorique est « presque toujours occupé à dévorer des cadavres, alors que le chien réel, le plus souvent, ne fait rien de particulier14 ». La hantise de Jean Rolin, c’est que la rhétorique prenne le pas sur le réel, d’autant plus en temps de guerre.
3. Polarités
13Si, dans les récits littéraires de Jean Rolin, c’est par la voix d’un narrateur déplacé que peuvent être perturbés les discours rhétoriques, qu’en est-il des reportages parus dans la presse ? Envoyé en zone de guerre par un journal, le Jean Rolin des reportages peut difficilement alléguer un quelconque projet incongru. Faut-il penser alors que seuls les récits littéraires peuvent prendre en charge ce qui, dans la guerre, est insignifiant et déplacé ? L’Homme qui a vu l’ours, paru en 2006, aide à répondre à ce questionnement générique. Il s’agit d’un livre particulier dans l’œuvre de Jean Rolin : si la grande majorité des autres livres de l’auteur ont été pensés dès le départ comme des récits littéraires, celui-ci constitue un recueil de reportages et autres articles initialement publiés dans la presse entre 1980 et 2005.
14Attardons-nous sur un reportage intitulé « La vie quotidienne dans le golfe au temps des ayatollahs », initialement publié en 1987 dans L’Événement du jeudi et repris dans L’Homme qui a vu l’ours :
- 15 J. Rolin, « La vie quotidienne dans le Golfe au temps des Ayatollahs », reportage pour L’Événement (...)
En dehors des communiqués de guerre, le golfe Persique existe-t-il ? Et le détroit d’Ormuz ? Bien que les témoignages de marins divergent parfois sur ce point, la plupart permettent de répondre par l’affirmative. Si l’existence du détroit est sujette à caution, c’est que bien souvent on le franchit de nuit, et d’autres fois dans une brume de chaleur qui en dissimule les deux rives. […] Supposons que nous venions de passer le détroit d’Ormuz sans autre péripétie que la rencontre d’un patrouilleur iranien, et la visite à bord de quelques escogriffes barbus, dont nous avons noté avec intérêt qu’ils étaient armés de mitraillettes israéliennes Uzi. Sur la passerelle, le thermomètre affiche un petit 40°. Calme plat. Quelques piafs, de concert avec quelques dauphins bondissants, des bancs de thons ou de bonites, et quantité de serpents marins bicolores (jaune et noir) témoignent de la persistance d’une vie animale dans le Golfe. Ces détails méritent d’être rapportés, si l’on tient compte de ce que les bombardements de puits offshore, de terminaux pétroliers et de supertankers ont entraîné depuis quelques années le déversement dans ces eaux peu profondes de quantités apocalyptiques d’hydrocarbures15.
15Cet extrait de reportage, paru initialement dans la presse, a ceci d’intéressant qu’il contient tous les ingrédients des récits littéraires roliniens. La banalité du quotidien, les « détails » sur la faune locale et l’insignifiant sont une fois encore à l’honneur. Le goût pour les impostures et les choses déplacées est également très présent, ainsi qu’en témoigne le plaisir qu’a le reporter de souligner le contre-emploi des mitraillettes israéliennes par leurs ennemis iraniens. Leur visite à bord devient rapidement par là un événement plus ridicule que spectaculaire, nous aurons à revenir sur ce rapport entre guerre et dérision. S’instaure enfin le même doute quant au sérieux du narrateur lui-même, l’injonction « supposons que » proposant au lecteur un contrat de lecture quasi-fictionnel. La tournure syntaxique évoque d’ailleurs directement un reportage précédent que Jean Rolin a effectué à Beyrouth lors de la guerre du Liban :
- 16 J. Rolin, « Le Grand-Théâtre de Beyrouth-Ouest », reportage pour L’Autre Journal, janvier 1985, rep (...)
Supposons un voyageur aux contours indécis mais coiffé si possible d’un chapeau à larges bords, mi-escrivion, mi-escopion, qu’un mystérieux rendez-vous appelle à la nuit tombée au Grand-Théâtre de Beyrouth, ville dans laquelle il se rend pour la première fois et bien contre son gré16.
- 17 Voir M.-È. Thérenty, La Littérature au quotidien : poétiques journalistiques au xixe siècle, Paris, (...)
- 18 C’est d’ailleurs le titre exact de l’un des articles que Jean Rolin a écrit pour Libération dans le (...)
16L’autodérision et la mise en doute de la voix narrative ne sont donc pas l’apanage des récits littéraires. Elles apparaissent, bien que dans une moindre mesure, dans les reportages également. Certes l’attention portée aux aléas de l’enquête a moins d’ampleur, certes le ridicule du narrateur reste limité. Néanmoins une bipartition simpliste et caricaturale entre les récits parus en livres et les reportages parus dans la presse s’avère impossible. Pour reprendre la notion de Marie-Ève Thérenty, une « matrice littéraire17 » structure les reportages de Jean Rolin, faite d’ironisation, de mise en scène de la quête de l’information et de souci du dérisoire. Pour son récit La ligne de front, Rolin a d’ailleurs reçu tour à tour le prix Albert-Londres — prix journalistique — et le prix Valery-Larbaud — prix littéraire. Le besoin de clarifier les appartenances génériques semble avant tout relever de la logique éditoriale. Le recueil d’articles journalistiques L’Homme qui a vu l’ours, bien qu’il soit paru aux mêmes éditions que les récits littéraires de Jean Rolin, se distingue clairement de la couverture blanc-gris ondulée traditionnelle des autres livres des éditions P.O.L. Il s’agit, par la photographie de couverture, de faire le portrait de Rolin en arpenteur, en homme de terrain. L’écrivain aurait d’ailleurs souhaité que le recueil s’intitule L’Homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours18, ce que l’éditeur n’a pas accepté : titre trop humoristique très certainement, mais surtout titre qui introduit trop de médiations. Alors qu’un reporter se doit d’être sur le terrain et de « savoir voir » directement l’ours, un tel titre aurait été trop éloigné du pôle reportage.
- 19 J. Rolin, « C’est très souvent en reportage que j’ai eu des idées ou des sujets de livre », ouvr. c (...)
17Si l’on parle de « pôle », c’est que la notion de polarité permet d’aborder avec plus de finesse les rapports entre reportages journalistiques et récits littéraires. L’œuvre de Jean Rolin est aimantée par deux pôles, l’un littéraire, l’autre journalistique, ce qui n’empêche en rien la circulation des thèmes, mais surtout des registres et des tonalités. Une telle appréhension des textes par polarités plutôt que par bipartition a ceci d’avantageux qu’elle évite de faire de L’Homme qui a vu l’ours un simple document à lire dans le cadre d’une enquête génétique. L’analyse des reportages ne peut se réduire à la recherche des origines des récits littéraires ultérieurs. Certes, Jean Rolin le confirme : « c’est très souvent en reportage qu’[il] a eu des idées ou des sujets de livres19 ». Un relevé de ces filiations est d’ailleurs tout à fait possible : du reportage « En remontant le fleuve Congo » pour Libération à l’Explosion de la durite, des reportages en Yougoslavie à Campagnes, de la correspondance de l’auteur avec John Kiyaya au principe narratif de Un Chien mort après lui, une série de circulations et de reprises s’offrent à l’analyse, et invitent avant tout à identifier les polarisations génériques à l’œuvre.
18Le pôle littéraire pousse à leur comble les principes de l’insignifiance et du déplacé, tandis que le pôle journalistique, parce qu’il suppose un contrat de production plus contraignant — la commande d’un journal — ne sacrifie pas le compte rendu des événements politiques ou militaires principaux, malgré l’attention portée à l’infra-ordinaire. L’insignifiant et le déplacé constituent ainsi les deux principaux traits d’écriture permettant de distinguer le pôle littéraire du pôle journalistique. Le caractère déplacé de la voix narrative, au pôle journalistique, est minime : si celle-ci fait toujours preuve du ton distant et humoristique qui caractérise l’écriture de Jean Rolin, et si elle laisse parfois affleurer l’autodérision, elle n’est cependant pas la voix d’un imposteur, dont la présence sur le terrain serait totalement incongrue. Plus intéressant encore concernant l’insignifiant : les détails rapportés dans les reportages sont moins insignifiants que sur-signifiants. Relisons ainsi l’avalanche de détails sur la vie animale dans le Golfe. L’évocation des bonites et des serpents marins, du chant des oiseaux et des bonds des dauphins, est explicitement justifiée par ce qu’elle dit de l’actualité géopolitique dans le détroit. C’est là toute la finesse de l’écriture de reportage chez Jean Rolin. D’une part l’insignifiant et le déplacé sont légitimés en ce qu’ils sont le signe d’une réalité géopolitique majeure : l’insignifiant signifie (pôle journalistique) mais une part égale est alors accordée, dans l’attention sur le terrain comme dans l’écriture, à la géopolitique et aux serpents marins bicolores. En observant la guerre par le détail, Rolin invite le lecteur à interpréter les signes et indices du conflit qu’il recueille. À l’inverse au pôle littéraire, l’insignifiant s’autonomise bien souvent de l’impératif du significatif.
4. Politique du dérisoire : quelque chose de neuf sur la guerre ?
- 20 On reprend et détourne ici le titre d’un article que Marie-Odile André a consacré à Jean Rolin en 2 (...)
19Ce détachement vis-à-vis du significatif aurait-il la capacité de produire « quelque chose de neuf sur la guerre20 » ? De quelle politique du reportage peut relever une telle mise à distance ? Quel horizon d’engagement ou d’intervention se dessine, si les priorités de la guerre sont toujours tournées en dérision ? La pratique du reportage se fonde bien souvent sur trois gestes : « raconter, décrire, intervenir ». Ces trois gestes sont loin d’occuper des fonctions similaires chez Jean Rolin. Le raconter et le décrire sont au cœur des reportages de guerre insignifiants et déplacés de l’écrivain. Le raconter se situe du côté du déplacé, puisque les reportages sont, on l’a vu, des récits de narrateurs déplacés, incongrus. Quant au décrire, il renvoie à la description de l’insignifiant de la guerre. Or décrire et raconter semblent précisément constituer les garde-fous critiques contre toute intervention chez Jean Rolin.
- 21 É. Colon, « Glissements de terrain : les enquêtes post-militantes de Jean Rolin » dans D. Viart & A (...)
- 22 M.-O. André, « Quelque chose de neuf sur la guerre ? à propos de Jean Rolin », ouvr. cité.
20Penser la spécificité, voire l’incongruité de Jean Rolin en reporter de guerre, implique une réflexion fine sur l’articulation entre écriture et politique, entre reportage et intervention. Rolin lui-même a été un homme d’intervention : dans sa jeunesse, ainsi qu’en témoigne L’Organisation, il s’est engagé en politique. Or l’écriture de récits et de reportages apparaît au moment où il s’agit pour Jean Rolin de faire le deuil, ou du moins de mettre à distance ces interventions politiques. Églantine Colon a bien montré, dans un passionnant travail sur les enquêtes post-militantes de Jean Rolin, comment les pratiques de terrain de l’écrivain sont hantées par la pratique militante et interventionniste du terrain des maoïstes et surtout comment l’écriture littéraire constitue l’occasion de nier, ou du moins de sortir de cet héritage militant du terrain21. Marie-Odile André a quant à elle souligné que le regard plus spécifiquement porté sur les guerres relève là encore chez Jean Rolin d’une expérience de la désillusion politique. Selon la chercheuse, les conflits ne semblent pouvoir déboucher chez l’écrivain sur aucun futur émancipateur et restent toujours en-deçà de l’élaboration d’une signification historique22.
21Si l’on partage absolument un tel constat, il semble néanmoins intéressant d’affiner les rôles que jouent, dans cette mise à distance de la signification historique, la dérision et l’attention au dérisoire. La guerre est certes un moment où se polarisent les significations de manière particulièrement forte : elle est opposition de camps, opposition de places, opposition de discours. Il semble alors que ce soit bien à cet endroit-là que Rolin aime le plus à déconstruire les discours univoques, les partis pris unilatéraux. L’écrivain traque les guerres comme il traque les discours politiques trop polarisés, afin justement d’en exposer les impostures. Jusque dans la fiction — que l’on songe à la fiction d’une guerre civile en France dans Les Événements — on observe le constant souci de mettre en scène et de tourner en dérision l’absurdité des polarisations politiques en temps et en zone de conflit. La guerre est ainsi l’épreuve de force rêvée pour Jean Rolin : elle est ce moment où l’écriture doit lutter et déconstruire la rhétorique des discours idéologiques et des convictions unilatérales. Elle est ce moment où l’écrivain peut rejouer avec force l’adieu à l’enrôlement politique partisan. Cependant, faut-il pour autant voir dans la dérision et dans l’attention au dérisoire les armes et le symptôme de la désillusion politique ? Faut-il voir dans l’œuvre de Jean Rolin le seul parti pris de la déconstruction critique ? Certes la dérision présuppose une distance critique, et celle-ci est présente dès le retour autobiographique sur la guerre civile irlandaise dans L’Organisation que l’on a évoqué au début de cet article. Cependant, tourner en dérision la guerre, les discours des militaires, les attaques ratées ou encore les impostures des miliciens constitue encore une modalité d’attention. La dérision s’accompagne d’ailleurs bien souvent d’une part d’affection. En se passionnant pour des projets aux apparences dérisoires (la possibilité de traverser le détroit d’Ormuz à la nage, le retour sur les traces de Lawrence d’Arabie, etc.), Jean Rolin ne cesse de revenir en terrain de guerre, ne cesse de se faire le témoin des interventions politiques, ne cesse de reprendre en charge de tels sujets dans l’écriture. Une piste s’esquisse ainsi, et elle reste à creuser : celle d’une possible politique du dérisoire.
Notes
1 J. Rolin, Les Événements, Paris, P.O.L., 2014.
2 J. Rolin, « Le regard et la pensée. Entretien avec Josyane Savigneau », Le Monde [en ligne], mis en ligne le 20 avril 2006. URL : <https://www.lemonde.fr/livres/article/2006/04/20/jean-rolin-le-regard-et-la-pensee_763541_3260.html>.
3 G. Hocquenghem a souligné avec force les limites et les dangers d’une telle mélancolie. G. Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Marseille, Agone, coll. « Contre-feux », 2003.
4 J. Rolin, L’organisation : roman, Paris, Gallimard, 1996, p. 124.
5 J. Rolin, « C’est très souvent en reportage que j’ai eu des idées ou des sujets de livre », Masterclass à la BNF [en ligne], France Culture, 5 janvier 2018. URL : <https://www.franceculture.fr/emissions/les-masterclasses/jean-rolin-cest-tres-souvent-en-reportage-que-jai-eu-des-idees-ou-des-sujets-de-livre>.
6 Voir M. Boucharenc, L’écrivain-reporter au cœur des années trente, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004.
7 M. Roussigné, « Jean Rolin : ce que l’imposture fait au reportage », dans M.-O. André & A. Sennhauser (dir.), Jean Rolin : une écriture in situ, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2019.
8 J. Rolin, Un chien mort après lui, Paris, P.O.L, 2008, p. 100.
9 Ibid., p. 112.
10 Ibid., p. 112.
11 J. Rolin, Chrétiens, Paris, P.O.L, 2003, p. 21.
12 J. Rolin, « Climat de peur et de suspicion », reportage pour Le Figaro, 8 août 1991, repris dans L’Homme qui a vu l’ours : reportages et autres articles, 1980-2005, Paris, P.O.L, 2006, p. 691.
13 J. Rolin, « Voyages en Afrique du Sud », reportage pour Libération, du 28 au 31 juillet, repris dans ibid., p. 422
14 J. Rolin, Un chien mort après lui, ouvr. cité, p. 89.
15 J. Rolin, « La vie quotidienne dans le Golfe au temps des Ayatollahs », reportage pour L’Événement du jeudi, 10 au 16 septembre 1987, repris dans L’Homme qui a vu l’ours, ouvr. cité, p. 432.
16 J. Rolin, « Le Grand-Théâtre de Beyrouth-Ouest », reportage pour L’Autre Journal, janvier 1985, repris dans ibid., p. 219
17 Voir M.-È. Thérenty, La Littérature au quotidien : poétiques journalistiques au xixe siècle, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2007.
18 C’est d’ailleurs le titre exact de l’un des articles que Jean Rolin a écrit pour Libération dans le cadre d’une série, « L’avis des bêtes », publiée entre le 11 et le 23 juillet 1983. Voir J. Rolin, L’Homme qui a vu l’ours, ouvr. cité, p. 141.
19 J. Rolin, « C’est très souvent en reportage que j’ai eu des idées ou des sujets de livre », ouvr. cité.
20 On reprend et détourne ici le titre d’un article que Marie-Odile André a consacré à Jean Rolin en 2010. M.-O. André, « Quelque chose de neuf sur la guerre ? à propos de Jean Rolin » dans Écritures de la guerre aux xxe et xxie siècles, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2010, p. 173-183.
21 É. Colon, « Glissements de terrain : les enquêtes post-militantes de Jean Rolin » dans D. Viart & A. James (dir.), Les littératures de terrain, FiXXion 20-21 [en ligne], no 18, 2019. URL : <http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx18.07>.
22 M.-O. André, « Quelque chose de neuf sur la guerre ? à propos de Jean Rolin », ouvr. cité.
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Référence électronique
Mathilde Roussigné, « « Insignifiant et déplacé », Jean Rolin reporter de guerre », Recherches & Travaux [En ligne], 98 | 2021, mis en ligne le 28 juin 2021, consulté le 10 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/recherchestravaux/3650
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