BMCR 2025.02.48

Lexique des divinités grecques et romaines

, Lexique des divinités grecques et romaines. Paris: Les Belles Lettres, 2024. Pp. lii, 1322. ISBN 9782251454986.

L’objectif de ce compte rendu sera double: préciser la méthode suivie par l’auteur, telle qu’elle est exposée dans la “Présentation” (p. VII-XLIX), tout en formulant quelques observations critiques à partir d’un nombre limité de cas, étant donné l’ampleur du volume. Il faut, en premier lieu, saluer l’immense travail de récolte de l’information accompli par l’Auteur, dans le domaine de la lexicographie divine. D’emblée, il affiche l’ambition de proposer “une nouvelle approche lexicographique des divinités grecques et romaines” (p. VII). Il ne s’agit donc pas d’une approche de linguiste ou d’historien des religions. L’exhaustivité en matière de dénominations divines étant à ses yeux impossible, il vise plutôt à proposer un “un état provisoire, même partiel, des connaissances actuelles” (p. VII) en suivant deux directions complémentaires: “la mythologie” et “la religion”. Pour ceux qui se demanderaient ce que ces deux catégories recouvrent, l’Auteur précise sa pensée en ces termes: “d’un côté Homère, Hésiode, Ovide, Hygin et tous les mythographes; de l’autre les temples, les autels, les statues, les inscriptions votives”. Les noms divins relèveraient donc de deux registres qu’il serait inutile de préciser davantage, selon l’Auteur, dans la mesure où “il se déduit aisément de la nature des sources et du contenu de la description” (p. VII). Il ajoute qu’entre ces deux registres, “les intersections sont nombreuses” (p. VII). Cependant, même si l’intention didactique est compréhensible, la notion moderne de “religion” est problématique – elle est utilisée comme synonyme de “culte” –, tandis que celle de “mythologie” ne l’est pas moins et fait apparemment référence aux sources littéraires. Mais les mentions de noms divins dans des textes tragiques ou comiques, les hymnes ou la poésie mélique, chez Pausanias ou dans la littérature patristique relèvent-elles du champ de la “mythologie”? Detienne a analysé l’invention de cette notion et des pratiques savantes s’y rapportant (L’invention de la mythologie, 1981) et il est indispensable d’appréhender les textes dans leur dimension “sociale”, performative. Invoquer Bromios dans Les Bacchantes, ce n’est pas de la “mythologie”, sans compter que de nombreuses scènes rituelles (la “religion”?) figurent dans la littérature, dès Homère.

La nomenclature lexicographique proposée comprend plus de 7000 entrées qui fournissent une image très riche des mondes divins grecs et romains. L’Auteur souligne le fait qu’il y a inclus “deux types d’unités souvent sous-estimées dans les dictionnaires: les noms désignant des divinités mineures et les formes composées des grandes divinités” (p. VII). Parmi les divinités mineures, il place les innombrables déclinaisons des Nymphes et les abstractions divinisées. Cependant, il faut rappeler qu’aucune divinité n’est mineure en soi; cette qualification a fait l’objet d’une exploration critique récemment (Prescendi, Van Haeperen (eds), Petits dieux des Romains et leurs voisins. Enquête comparatiste sur les hiérarchies divines dans les cultures romaines, italiques et grecques, 2024) d’où il ressort que les processus de hiérarchisation sont fluides et liés aux contextes. Ainsi, la Nymphe du sanctuaire de Kafizin, à Chypre, est-elle destinataire de plus de 300 dédicaces avec différentes dénominations, dont “sur la colline pointue” dans la moitié des cas. Elle n’était certainement pas une divinité mineure en ce lieu. Quant aux formes composées, ce sont les séquences onomastiques associant deux théonymes (comme Artémis Anaïtis) ou un théonyme et une épithète poétique ou cultuelle—avec là aussi une distinction qui peut s’avérer difficile à appliquer. L’Auteur annonce en avoir repéré plus de 4500, dont 2800 pour les dieux dits olympiens (autre catégorie dont la pertinence est discutable) et vouloir par ce biais interroger le sens et la portée de la polyonymie. Dire que chaque appellation confère à la divinité “une identité propre” (p. VIII) n’est pas faux, mais il faudrait ajouter que cette identité est en même temps relationnelle. Par exemple, que l’épithète Ourania, “Céleste” et “Ouranienne” (donc descendante d’Ouranos) qualifie presque exclusivement Aphrodite renseigne sur sa filiation (ou mieux une de ses filiations, puisqu’elle est née de Zeus chez Homère) et sa spatialisation, mais cette épithète s’applique aussi, dans les inscriptions, à Zeus, Mèn, Éros, Nikè, Némésis, Héra, Déméter et Korè, Apis; cette appellation trace donc les contours d’un réseau autant que d’une “identité propre”. Par ailleurs, dans le Lexique, on trouve trois entrées pour Ourania: comme appellation d’Aphrodite (avec un renvoi vers Aphrodite ouranienne et Vénus Uranie), comme Nymphe et comme Muse, sans oublier une entrée Ourania en Kèpois comme synonyme d’Aphrodite en Kèpois et une entrée “ouraniens” qui renvoie à Theoi Ouranioi, entrée dans laquelle on signale plusieurs divinités qualifiées d’ouranios/a. L’éclatement de l’information risque de faire perdre le précieux fil d’Ariane des logiques polythéistes.

Si la polyonymie reflète bien l’unité et la pluralité du monde divin, de chaque entité divine aussi, j’hésiterais à affirmer que Zeus Chthonios et Zeus Olympios “peuvent difficilement être considérés comme un seul et même dieu” (p. IX). Ils constituent deux aspects ou déclinaisons de Zeus, puisque chaque dieu recèle une pluralité d’aspects qui peuvent sembler contradictoires et qui pourtant s’articulent au sein d’une même conception plurielle de la puissance de Zeus (comme le rappelle le pseudo-Aristote dans le De mundo [7, 401a-b]).

Un autre élément qui caractérise ce Lexique est la présentation de deux “strates complémentaires” (p. IX) d’informations sur les noms divins: d’une part, ce qui se rattache à “la tradition classique”, à savoir les formes grecques et latines attestées dans les sources littéraires, épigraphiques et numismatiques, d’autre part, les appellations françaises “quelle que soit la nature et la date des textes” (p. X). Ce filon regroupe plus de 500 entrées issues de documents datés entre le XVIe et le XIXe siècle (Humanistes, Diderot, d’Alembert, Montfaucon, Daremberg et Saglio, LIMC…); ainsi le Jupiter Hammonien de Rabelais est-il recensé au même titre que Jupiter Ammon ou Zeus Ammon, ce qui suppose, de la part du lecteur, de bien décoder l’origine de l’information (renseignée dans la notice), au risque de mettre sur le même pied des données très différentes. Car, comme le reconnaît l’Auteur, certaines formes modernes ne trouvent aucun écho dans les sources anciennes. De même, il faut prêter attention à la question de l’homonymie et du dégroupement que l’Auteur explicite aux p. XI-XII. Innombrables sont, en effet, les variantes pour un même nom, encore plus si l’on inclut et le grec et le latin et le français. Les variantes sont donc prises en compte et recensées en début de notice (pour Ilithyie, p. XIV, plus de 20 formes grecques et autant en latin). Le dégroupement fait que certaines d’entre elles sont recensées dans des entrées spécifiques. Par exemple, on trouve une entrée “Melqart” où l’Auteur recense les formes grecque du théonyme phénicien, mais on trouve aussi une entrée “Héraclès-Melqart”, une appellation moderne sans équivalent dans les sources antiques, ainsi qu’une entrée “Melqart-Héraclès”, et encore “Héraclès tyrien” (attesté en grec), “Héraclès phénicien” (aucune trace antique), sans oublier “Hercule-Melqart” (de même). Est-ce bien raisonnable?

Précisons encore le périmètre retenu pour la notion de “divinités” (p. XV): en font partie les Titans; Géants, Cyclopes, “certaines catégories de monstres” (mais qu’est-ce qu’un “monstre”?), les “divinités secondaires”, entendues notamment comme les “compagnons et compagnes des grandes divinités” (mais qu’est-ce qu’une “grande divinité”?; cf. supra sur les divinités mineures), les astres s’ils sont “personnalisés” comme Hélios ou Séléné (p. XVII), certains héros et humains divinisés et certaines abstractions. On comprend à la fois l’exigence et la difficulté de fixer des critères pour cerner les catégories du divin, mais en adopter un certain nombre qui sont étrangères aux cultures concernées, à la “pensée sauvage” des Grecs et des Romains, finit par déboucher sur une sélection discutable, une nomenclature artificielle qui risque de figer ce qui est plus fluide dans la réalité des sources. L’Auteur s’en montre conscient, sans toujours apporter les nuances et caveat nécessaires. Il précise encore le périmètre géographique de sa nomenclature: les théonymes grecs et latins, avec l’ajout de certaines divinités gallo-romaines ou germaniques quand elles ont “un lien spécial avec la religion ou la mythologie romaines” (mais qu’est-ce qu’un “lien spécial”?). L’Auteur s’arrête également sur ce qu’il appelle les “surnoms”, que j’appellerais plutôt des “hétéronymes”. Il affirme ainsi que Keraunios est une appellation qui n’a pas d’autonomie (dans le sens où on ne l’emploie pas seule), ce que contredit l’inscription IG XV.2, 208, de Larnaka (Chypre), mentionnant un Keraunios et une Keraunia sans théonyme apposé. Enfin, l’Auteur s’arrête sur le “figement” de certains noms divins (p. XXIV) et les formes poétiques, avec là aussi des choix dictés par la “notoriété” des auteurs, qui ne s’imposent pas nécessairement.

La richesse du répertoire qui suit les pages de présentation mérite d’être soulignée; il intègre même une quarantaine de théonymes issus d’inscriptions italiques et une centaine de formes étrusques. Il faut simplement être conscient du fait, en l’utilisant, qu’il résulte d’une sélection et, en dépit de l’effort de contextualisation, qu’il isole ou décompose souvent ce qui ne devrait pas l’être. Quand on travaille en historien des religions sur les logiques des polythéismes, on éprouve souvent un profond malaise face au traitement des données. Chaque notice fournit cependant des informations utiles sur le sens du nom, la généalogie de l’entité, son implantation dans l’espace, quelques corrélations, des références aux sources (pas forcément exhaustives) et quelques indications bibliographiques. Un système de renvois internes permet de circuler dans ce volumineux lexique, ce qui réduit quelque peu l’impression de voir les polythéismes “désossés”.

La valeur d’une approche des divinités par leurs dénominations considérées comme voies d’accès privilégiées à la connaissance de leur représentation, catégorisation et fonctionnement au sein d’un système n’est plus à démontrer, mais elle peut se déployer autrement. Ces enjeux ont été au cœur du projet ERC MAP (Mapping Ancient Polytheisms), que l’Auteur mentionne du reste, et maintes fois explicités (en dernier lieu: C. Bonnet [coord.], Pallas 126, 2024, Dans le sanctuaire de Pallas. Bilan et perspectives du projet “Mapping Ancient Polytheisms”); le choix de recourir à une base de données en open access des noms divins attestés dans les sources épigraphiques des mondes grecs et sémitiques de l’ouest répond précisément à l’ambition de travailler sur le tissu relationnel des mondes divins. Travailler avec la base de données MAP sur les divinités, leurs ancrages, leurs fonctions, les contextes et les agents permet de ne pas détricoter ce qui est foncièrement solidaire, entrelacé. Il me semble vivement souhaitable, pour la partie grecque de l’enquête, de croiser les données entre le Lexique et la base de données MAP qui recense actuellement (novembre 2024) 4667 éléments onomastiques grecs et sémitiques différents combinés de diverses façons au sein de plus de 26.000 attestations.

Le public des passionnés de “mythologie” et de “religion”, comme dit l’Auteur, s’instruira en parcourant cet ouvrage monumental, mais n’aura pas une vision des logiques qui structurent et animent les polythéismes grecs et romains. Les spécialistes auront plus de mal à utiliser le Lexique en raison des découpages et des choix opérés. Il n’empêche que le travail accompli par l’Auteur est colossal; son Lexique couvre un domaine immense et repose sur un dépouillement des sources absolument impressionnant (p. 1149-1186, la liste des sources littéraires; p. 1187-1196, celle des sources épigraphiques et numismatiques; p. 1196-1292, la bibliographie); il se termine par l’index des identifiants appliqués aux sources et aux modernes (p. 1293-1322).